Révolte ou révolution ?
Faut-il prôner un art révolutionnaire, socialement utile ? Ne faut il pas ici distinguer révolte et révolution ?
Tout art est révolte, sans être pour autant révolution. Mettre un art au service de la révolution sociale, ce serait l’aliéner en le soumettant à des fins étrangères (un cordonnier fabriquant des bottes sera à cet égard plus « utile » à la révolution qu’un Raphaël, il faudra donc, soit supprimer Raphaël et Shakespeare après avoir fait le procès de l’art, soit les « ideologiser », càd les passer à la moulinette de la révolution idéologique pour qu’il ne reste que du « révolutionnairement correct »; exemple pris par Camus, qui vaut de Platon à Marx en passant par Rousseau, L’Homme Révolté p318-319 ). A cet égard, si l’art devait servir qqun , ce serait ceux qui subissent l’hiatoire et non ceux qui la dictent.
La révolution sociale ne peut donc s’appliquer en art, comme le reconnaît implicitement Sartre dans sa préface à Qu’est-ce que la littérature ?, même s’il ironise : « Un grand écrivain qui s’engagea souvent et se dégagea plus souvent encore, mais qui l’a oublié, me dit : « les plus mauvais artistes sont les plus engagés : voyez les peintres soviétiques ». La révolution esthétique ne saurait être contrainte à s’adapter aux exigences révolutionnaires des masses : ce serait « avouer que l’art et son public se rejoindront dans la médiocrité absolue » L’artiste et sa conscience, S IV, p 26 ; il ne lui faut pas sacrifier son sens et sa hauteur de vue à un nivellement par le bas.
Par conséquent, l’artiste se voit ballotté entre le risque de l’aliénation (se plier à exprimer des significations préétablies) et le risque de l’abstraction (se réfugier dans une liberté purement formelle), la Servitude ou la Terreur, résume Sartre en se référant à Hegel. L’alternative entre la servitude et la terreur, évoquée par Sartre à propos de la musique dans l’article L’artiste et sa conscience, écrit à propos de Leibowitz, introducteur de la musique sérielle en France, pourrait s’appliquer ici : on retrouve toujours le même dilemme, entre la tentation d’obliger l’art à « exprimer des significations établies », et la tentation inverse de rejeter la signification ailleurs que dans l’artistique, ce qui reviendrait à priver l’art de tout sens. S’il fallait choisir, Sartre dit préférer la seconde à la première, ne serait-ce que pour maintenir « les exigences proprement esthétiques de l’art » et lui permettre « d’attendre sans trop de dommages une époque plus favorable ».
Tout ceci laisse à penser que l’art se porte bien mieux lorsqu’il ne se mêle pas ouvertement de politique, et que son histoire reste relativement indépendante de celle de la société : d’ailleurs, « engagement et politique sont des choses qu’il faut distinguer » Penser l’art, Essais sur Sartre, p 240. Ce serait forcer le pinceau que de vouloir le raccrocher à une signification historico-politique, et « le seul souci de l’artiste doit être l’art » Le peintre sans privilèges, S IV, p 370, alors que tout écrit est politique. Il n’est donc pour ainsi dire jamais question chez Sartre d’invoquer un art révolutionnaire, qui se donnerait pour mission de peindre la lutte des classes, la guerre ou la souffrance : « Sartre n’aimerait pas les arts dont l’impact est très précisément désigné » confirme Michel Sicard. Ce serait rattacher le travail du peintre à une signification particulière, se situant au-delà du tableau- or, Sartre préconise l’interprétation du sens caché dans la toile. A Ritchie qui recherche l’innocence dans l’abstraction, et s’étonne qu’on puisse vouloir peindre « des grèves, des carnages, des capitalistes en haut de forme ou des soldats tirant sur le peuple » , Gomez répondra qu’en effet « on ne peut pas peindre le Mal » Les Chemins de la liberté, La mort dans l’âme, OR p 1158 et 1160.
Faut-il alors s’engager en art comme on s’engage en politique ? Non confirme Camus : « Tu fais de la politique maintenant ? Laisse ça aux écrivains et aux filles laides », dit Rateau à Jonas…
Car ce serait un double échec de la peinture que d’être suspendue à des fins politiques : échec du caractère désintéressé d’une activité qui doit être à elle-même sa propre fin, échec du sens qui ne doit pas faire signe vers une signification extérieure. L’art deviendrait alors le moyen d’une fin autre, il perdrait son caractère désintéressé, au risque d’être inféodé à une finalité idéologique (mais que ce soit une idélogie totalitaire ou utilitariste, il reste traqué par cette question : « l’art est-il un luxe mensonger ? », DS p 1081).
De plus, l’art deviendrait un langage comme les autres, càd un mode de communication où les significations sont clairement établies au-delà de signes devenus anecdotiques, comme en littérature ; or, en art, la matière de l’œuvre compte au moins autant que le sens exprimé, voire même le sens est exprimé dans la matière ; donc on risquerait de perdre la relation privilégiée que l’art, en tant que poiesis, entretient avec la réalité concrète ; l’œuvre deviendrait un pré-texte au texte idéologique. C’est pourquoi Sartre utilise une formule ambiguë en ce qui concerne l’engagement politique de l’art, dans sa préface et dans les premières lignes de QL : « nous ne voulons pas « engager aussi » peinture, sculpture et musique, ou, du moins, pas de la même manière » (p 11).