La double vie du concept de Vie
Arletty et Jouvet dans Hotel du Nord :
Ma vie n’est pas une existence ! – Ah parce que tu crois que mon existence est une vie !
Revoir la scène : https://www.youtube.com/watch?v=ONXDdJr2o24
Pour un seul mot latin VITA, il existe deux mots grecs BIOS et ZOE qui indiquent d’ores et déjà une double direction : ZOE désigne les fonctions vitales propres à l’organisme vivant ZOON donc la vie comme principe d’animation et de croissance que l’on reçoit, que l’on donne ou que l’on perd, celle qu’il est nécessaire de gagner pour survivre, en trouvant des vivres, en mangeant de la viande ou en allant gagner son bifteck ; tandis que BIOS désigne le mode de vie, la manière de vivre et d’agir, c’est la vie que l’on a ou que l’on mène et qui peut un jour devenir belle, spirituelle, voire éternelle ; c’est aussi celle qui peut se doubler d’une réflexion éthique (bio-éthique).
Or on constate que l’usage de ces termes a curieusement provoqué un déplacement sémantique et brouillé les pistes: c’est la biologie qui finit par désigner l’étude du fonctionnement du vivant par opposition à l’inerte et c’est la zoologie qui étudie le mode de vie des espèces animales en excluant les végétaux, comme si les animaux relevaient déjà d’une entité supérieure par leur comportement, annonçant la société des hommes.
1ère distinction / Néanmoins, au-delà de cette confusion sémantique qui pourrait induire des amalgames douteux, la dualité demeure entre la vie et le vécu, entre d’une part la nécessité contraignante de la ZOE que l’on ne choisit pas, qui nous tombe dessus comme une donnée étrangère dont nous ne maitrisons pas le cours ; décliner la vie en dépassant la condition d’être sensible, en lui donnant un sens autre (une signification et une direction). Le passage de la vie comme symbole de croissance et de force au vécu comme symbole de maitrise et de choix est donc l’enjeu fondamental de toute vie humaine : il s’exprime d’ailleurs déjà dans notre rapport à la nourriture ; on peut croquer la vie à pleines dents (boulimie de plaisir) ou bien souffrir de nausées (anorexie mentale) : le goût ou le dégoût de la vie s’exprime dans nos assiettes. Certains aliments possèderont à cet égard une force symbolique qui dénote à elle seule l’ambivalence du concept de vie : le vin (cf Michel Onfray, « La raison gourmande ») possède une charge imaginaire comme nul autre aliment (à part peut être le pain, le lait et le bifteck) ; même s’il n’y a pas de rapport étymologique entre vie (vita) et vin (vinum), il y a au moins une proximité phonétique et symbolique ; dans la tradition judéo-chrétienne l’histoire du vin est liée à l’histoire de l’homme, puisqu’après le Déluge d’eau que Dieu lance contre les hommes, tout périt sauf Noé et son zoo portatif où sont rassemblées en binômes les principales espèces ; une fois la colombe revenue, portant un rameau d’olivier qui prouve que toute vie n’a pas disparu de la surface de la terre, Noé peut célébrer ses retrouvailles avec la vie terrestre en plantant des vignes ; à l’eau divine se substitue la vie et le vin des hommes, il est le premier, bien avant Jésus, à changer l’eau en vin, une histoire où l’on découvre que la survie du zoon implique le travail, la patience et la douleur du négatif (il ne récolte ses premières grappes de raisins que 4 ans plus tard) ; mais aussi que l’on peut conjurer la pesanteur de la vie par l’ivresse, le vin étant aussi un moyen de se faire léger, de déraisonner grâce au raisin, de s’élever au dessus des vivants : ce même trouble de l’âme occasionné par le vin deviendra même un rituel religieux permettant de communier avec le sang du Christ (on transforme ainsi le fruit défendu en moyen de communication avec un Dieu humanisé). Le vin est donc à la fois un remède vital et existentiel, un moyen de survie au sein de la nature et d’élévation au-dessus de la nature, vers le surnaturel ; l’homme change l’eau en vin comme il change la nature en culture, il permet la transmutation du vivant en vécu spirituel (spiritueux), Barthes : « il est avant tout une substance de conversion, capable de retourner les situations et les états, et d’extraire des objets leur contraire » tandis que le lait symbolisera pour sa part le retour à la mère-nature : « le lait est cosmétique, il lie, recouvre, restaure » (« Mythologies »). Double connotation que l’on retrouve dans le bifteck, qui possède aussi sa part de force vitale et d’élévation morale : « Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C’est le cœur de la viande, c’est la viande à l’état pur, et quiconque en prend s’assimile la force taurine … Manger le bifteck saignant représente donc à la fois une nature et une morale ». Notre vie quotidienne se nourrit de mythes collectifs inconscients qui prouvent que même les éléments de subsistances les plus naturels font déjà l’objet d’une interprétation culturelle.
A cet égard, l’idée de vie, comme l’idée de nature, ne saurait être naturelle en elle-même, elle fait toujours déjà l’objet d’une subjectivation, alors qu’au départ elle s’impose comme une pure donnée objective. C’est précisément ce passage de l’objectivité du vivant à la subjectivité du vécu qu’il va falloir questionner. Nul n’a choisi de vivre : personne n’est venu avant notre naissance nous demander si nous voulions vivre et encore moins vivre cette vie-là : la vie donnée/ zoe serait un cadeau empoisonné ou une donnée contingente qui nous est donné sans mode d’emploi et c’est à la vie vécue/bios qu’il incomberait de lui en trouver un, de lui donner une orientation singulière. On s’aperçoit donc que la vie/zoe est une donnée sensible et universelle qui pour l’homme doit se décliner au singulier sous la forme d’une vie véritablement vécue, une existence qui ne se réduise pas justement à une vie de chien ou de légume, qui l’élève vers une certaine intelligence de la vie, et pourquoi par un art de vivre (ars vivendi). C’est donc une aspiration proprement humaine que de vouloir élever au-dessus de la vie, orienter la zoe vers la bios, la vie vers l’existence : être en vie ne suffit pas, encore faut-il lui donner un sens. Dans un film de Marcel Carné, « Hôtel du Nord », avec Arletty, les personnages se plaignent ainsi de leur sort, de leur impuissance à transformer leur chienne de vie en vie de pacha : « Ma vie n’est pas une existence… » dit l’un, « Ah ben si tu crois que mon existence est une vie ! » répond l’autre ; autrement dit, l’un regrette de ne pas pouvoir donner de sens à sa vie, de faire quelque chose de sa vie pour la transformer en existence, il se sent enfermé dans le déterminisme biologique ou social, tandis que l’autre, à force de méditer sur la vie, a peur de ne pas pouvoir en profiter et en jouir. Ce dialogue semble assez bien résumer le problème de l’homme face à la vie : c’est l’aporie du vivant qui sait qu’il vit : soit se contenter de la vivre sans la penser, aux risques de la rendre morne, absurde, soit penser sa vie au risque d’oublier de la vivre et d’en jouir ; lorsque nous avons l’impression d’avoir « raté » notre vie ou de ne pas avoir une « vraie » vie, c’est soit parce qu’on la pense trop soit parce qu’on ne la pense pas assez, et nous oscillons entre deux rives sur lesquelles nous échouons parfois : l’inconscience heureuse du vivant ou la conscience malheureuse du vécu.
2ème distinction / Nous pouvons qui plus est distinguer la vie du vivant : le vivant (concept) est un être doué de vie, se développant et se nourrissant en relation avec le milieu externe, se reproduisant et se réparant lui-même : cela revient à donner une définition en extension de la vie (opération qui consiste à spécifier tous les objets ayant des caractéristiques qui tombent sous un concept ici les êtres vivants) ; il existe donc un rapport métonymique du vivant à la vie (la partie pour le tout) ; mais la vie est une notion double, selon qu’on privilégie sa dénotation et sa connotation, la définition en compréhension (opération qui consiste à spécifier les propriétés caractéristiques des objets qui tombent sous un concept ) étant à double détente : la vie est à la fois (dénotation) l’ensemble des caractères propres aux organismes animés et aux végétaux (croissance, reproduction, assimilation) + (connotation) la durée de l’existence humaine et l’ensemble des événements qui s’y déroulent. La vie utilisée au second sens est une synecdoque de la vie au premier sens car l’existence vécue fait partie de la vie alors que la réciproque est fausse.
La vie, du fait de cette amplitude existentielle qu’elle peut prendre, est donc plus et autre chose que le vivant, elle le déborde de tous côtés, et ce même quand il s’agit seulement de définir le vivant : dès l’origine, comme le principe qui insuffle la vie au vivant (origine de la vie) ; pendant que le vivant vit sa vie, par le travail de la pensée (vécu) et après lorsque la mort vient poser la question de la continuation de la vie par d’autres moyens (une vie après la mort). La définition de la vie pose problème plus que la définition du vivant qu’il est possible de circonscrire à partir de la naissance de la biologie (19ème) : on pourrait la rapprocher de la définition du temps par St Augustin dans « les Confessions » livre 11, ch 14 : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus » ; l’évidence de l’intuition sur le mode du vécu semble rendre impossible la certitude d’une définition sur le mode de la connaissance ; difficulté de définition paradoxalement associée un sentiment d’évidence, puisque rien ne nous touche plus de près. La notion de vie semble en fait souffrir de son statut d’intermédiaire entre la matière et l’esprit : prise en sandwich entre les deux, elle ne possède ni la clarté de l’expérience concrète et sensible de la matière, ni l’évidence de l’expérience intime de l’introspection. Ces domaines privilégiés de la connaissance que sont la matière (avec la physique) et l’esprit (la psychologie) l’enferment dans un dilemme et une ambivalence permanents, puisque la vie participe des deux à la fois : il y aura toujours dans le biologique une forme d’équivoque que le terme de « vécu » traduit assez obscurément ; il n’aura jamais l’objectivité et l’universalité de la matière, ni la noblesse et la réflexivité de la pensée. Il y aura donc dans l’histoire de la notion de vie essentiellement deux manières de gérer cette ambivalence, cette double appartenance : soit tirer la vie du côté de la matière inerte, soit tirer le vivant du côté de l’esprit. D’ailleurs, on pourrait dire qu’il y a essentiellement deux types de modèles, deux paradigmes du vivant dans l’histoire des sciences auxquels toutes les autres théories se ramènent : celle d’Aristote, qui est conforme à ce que nous observons couramment (plus « intuitive ») mais qui suppose une entité, l’âme, que la science moderne, réfute ; et celle de Descartes, qui s’accorde moins avec le visible mais plus avec la science moderne, la biologie de laboratoire. Cependant toutes les deux reviennent à nier la spécificité de la vie puisque pour la première (Aristote) toute la nature est vivante et la physique est déjà conçue comme une biologie, on ne distingue guère l’inanimé du vivant, on tire l’inanimé vers le haut (le finalisme en sera une variante en introduisant une intentionnalité dans la nature) ; tandis que pour la seconde (Descartes), c’est l’inverse : tout, dans le vivant, est ramené à la mécanique de la substance étendue, la biologie est conçue sur le modèle de la physique mécaniste (dont le Darwinisme, avec le mécanisme de la sélection naturelle, sera une variante). La biologie et le vivant occupent donc une position de centre mais qui n’est pas centrale, puisque c’est un centre que l’on finit toujours par contourner (comme dans un rond-point dont le centre serait mal défini, quelque part entre la physique et la psychologie). C’est la question la plus embarrassante qui soit : qu’est-ce que la vie ? De même Locke constate son caractère irritant: « Il y a peu de gens qui ne le prissent pour un affront si on leur demandait ce qu’ils entendent en parlant de la vie » (Essais III, 10)…
Sophie Astier-Vezon
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