Autoportraits du Tintoret
« Il se trouvait beau, je crois, et sans doute l’était-il. Pourtant il ne songeait pas à se montrer : par bien des côtes, au seizième siècle, la peinture reste un artisanat ; tout pour la commande, on n’a pas le droit ni le loisir de s’amuser aux jeux gratuits du pinceau. Quatre « portraits de l’artiste par lui-même » au cours de cette longue vie qui s’achève à soixante-seize ans, ce n’est guère. Pour les trois premiers, du reste, nous ne sommes sûrs de rien : est-ce bien lui qu’ils représentent ? On le dit mais qu’est-ce qui le prouve ? On peut voir, à Londres, un jeune homme grave et vif, insolent, mal à l’aise, aux grands yeux, qui se retourne prestement vers les visiteurs et les prévient de justesse à l’instant qu’ils vont le surprendre[1]. Il nous regarde, celui-là ; son regard prend au plus vite tout ce qu’il peut attraper. Le reste offre moins d’intérêt : un nez qu’on a traité sans indulgence et puis du poil : une moustache pessimiste, une barbe ; nul doute que ce garçon n’ait mis son orgueil dans ses yeux. Est-ce Jacopo Robusti en personne ? J’inclinerais à le croire : il ressemble au terrible vieillard du Louvre et l’inquiétude rageuse de 1548 annonce obscurément la déroute de 1588[2]. Je n’en dirai pas autant du barbu qui s’est glissé sur la toile fameuse de l’Accademia : « Saint Marc sauvant l’esclave »[3]. Celui-là me ferait plutôt penser à Jean Jaurès. Or les deux tableaux sont contemporains. Donc il faut choisir : Tintoret c’est Jaurès ou c’est l’homme de Londres ou ce n’est ni l’un ni l’autre ; mais il n’est pas vraisemblable qu’un seul homme dispose en même temps de deux têtes si différentes. Quant au quinquagénaire de San Rocco, je ne vois aucun moyen de l’identifier : ses yeux sont grands, peut-être, mais il les baisse si dévotement que nous ne les voyons pas[4]. Et je sais aussi comment se forment les mythes : « Saint Marc sauvant l’esclave », c’est la première de ces amères victoires qui jalonnent la route de Jacopo Robusti : scandale et triomphe, applaudissements et cabale ; le peintre est là tout entier avec sa grandeur et ce que les contemporains nommeront ses défauts ; la pensée mythique exige qu’il figure en personne sur la toile. Quant à la Scuola San Rocco, c’est son fief ; ces grandes salles vides ne parlent que de lui : comment les visiteurs accepteraient-ils de ne pas l’y rencontrer lui-même, pieux gardien de ses chefs-d’œuvre. Le mythe réalise : c’est pour cela que je m’en défie. »
« Sur son portrait du Louvre, au contraire, il a tracé son nom en gros caractères qui barrent le haut de la toile ; comme si cela ne suffisait pas, nous lisons sur notre droite, au-dessous de son épaule gauche : ipsius. f. Pour la première fois de sa vie, il s’adresse directement à nous, à la postérité. Et avec quelle pathétique insistance : il a quelque chose à nous dire, il nous parle. Essayons de le comprendre.
Le tableau date de 1588. La mort de Titien remonte à douze ans, Véronèse vient de mourir. Ce siècle sur sa fin s’est vidé de tous ses grands artistes. Un seul demeure, ce vieillard septuagénaire qui va bientôt quitter la scène à son tour et qui le sait ; au moment de disparaître il se montre et se nomme pour la première fois ; que peut-il vouloir peindre si ce n’est une vie achevée, qui a épuisé toutes ses chances et tous ses malheurs ; l’homme peut travailler quelque temps encore : cela ne compte plus, il est terminé, tous les coups sont joués ; il peut témoigner enfin de ce qu’il est car il ne sera plus rien d’autre que ce qu’il a été. Une expérience plénière et totale éclairée par la mort, par cette éternité qui va l’engloutir : voilà ce qu’il mettra sur sa toile. Je suis ceci et rien d’autre ; je n’attends plus et je n’espère plus. Ecco Homo. Mais les vieillards ne détestent pas se donner des airs apaisés pour faire croire qu’ils ont réussi l’entreprise de vivre[1]. Après tout, celui-ci n’est pas si mal placé : il a couvert les murs de Venise avec ses toiles, sa gloire est contestée mais éclatante, ses rivaux détestés ont quitté la place et puis il croit, il a été élevé dans la foi : peut-être va-t-il sourire à ses petits-neveux, s’offrir à Dieu : Regardons-le.
Il ne faut qu’un instant pour comprendre : cet homme nous fait savoir qu’il est désespéré.
Il s’est peint de face, il nous regarde : comme tous les fonctionnaires dont il a fait le portrait. Quels yeux immenses ! Ils lui mangent le visage. Cachez-les, vous trouverez une admirable insignifiance : des joues creuses, un nez fort et gros du bout, une moustache qui fait la moue à la place d’une bouche invisible. ôtez le cache, vous avez l’homme. Et voici ce qui frappe d’abord : il est stupéfait ; ce qu’on lit dans ses yeux, c’est une vieille stupeur éreintée, figée comme sa vie, durcie comme ses artères ; peut-être l’a-t-il vécue autrefois comme une passion : il la subit à présent comme une maladie mortelle. »
[1] [ Songeons ici aux portraits de notables du musée de Bouville dans La Nausée ].
[1] [ Il s’agit de l’autoportrait de 1548, visible au Victoria and Albert Museum, à Londres, Cf Ill. 3 ].
[2] [ Il s’agit cette fois de l’autoportrait réalisé vers 1585, visible au musée du Louvre, à Paris ; celui-ci a probablement été commandé par Hans Jakob König, orfèvre et antiquaire allemand installé à Venise, pour une galerie d’hommes célèbres Cf Ill. 4 ].
[3] [ Certains auront vu, en effet, un autoportrait caché du Tintoret dans l’esclave supplicié (hypothèse émise par Erasmus Wedingen, corroborée par la ressemblance physique et la petit taille due à l’effet de raccourci), mais aussi dans l’homme barbu faisant partie de la foule au fond à gauche, Cf « Saint Marc sauvant l’esclave », 1548, Accademia, Venise, Cf Ill. 9 ].
[4] [ Il est peu probable en effet qu’il s’agisse d’un autoportrait du Tintoret : il s’agirait plutôt d’un des éminents fonctionnaires de la Scuola représenté dans une attitude de pieux recueillement, en 1573 ].
( Un Vieillard mystifié)