La vie est-elle un songe ?

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*On constate que la vie, d’ordinaire, se situe à l’opposé du rêve et du songe car il s’agit avant tout de la vie au sens de ZOE, c’est-à-dire la vie comme principe d’animation et de croissance que l’on reçoit, que l’on donne ou que l’on perd, celle qu’il est nécessaire de gagner pour survivre, en trouvant des vivres, en gagnant son bifteck. Cette vie-là est d’autant moins une vie rêvée qu’elle comporte une part de nécessité contraignante, il s’agit de la vie que l’on n’a pas choisie de vivre puisque nul n’a choisi de naître, qui nous tombe dessus comme une donnée étrangère, et dont nous n’avons pas décidé des modalités : avoir à respirer pour ne pas suffoquer, à manger pour ne pas dépérir, à boire pour ne pas avoir soif. La concrétude et la contrainte de la sensation de vivre ne semblent donc pas à première vue compatibles avec une vie rêvée, ce serait même plutôt l’inverse : c’est la vie quotidienne et réelle qui précède et rend nécessaire la construction d’un rêve par-dessus le marché des choses, parce que le réel ne nous suffit pas (ce qui justifiera l’oeuvre d’art : l’artiste est celui à qui le monde ne suffit pas) : le songe est le lieu où je me réfugie quand le réel me blesse, le lieu où mes désirs se réalisent alors que le réel me frustre, au point de devenir envahissant ; or si le rêve ou la rêverie me font oublier les déceptions du réel, cela présuppose qu’il y a bien une réalité de la vie qui serait première. Dans ma vie quotidienne, la plupart du temps, je ne me demande pas si je rêve, puisque je sais et je sens que je vis, de façon évidente et automatique : la complainte habituelle de la vie concernerait plutôt sa répétition que son invention : « métro, boulot, dodo », la rime en o symbolisant l’enfermement parfait, du mécanique plaqué sur du vivant, la monotonie de ce qui est de trop, chaque élément étant une caricature de la vie : le métro étant la caricature du voyage, le boulot celle du travail, et le dodo celle du plaisir et de l’inconscience heureuse. Et même si cette évidence première n’a pas besoin en soi d’être démontrée, si l’on me demandait : « comment pouvez-vous être sûr de vivre cette vie et d’être là en train de nous parler? », il y aurait deux manières de répondre positivement à cette injonction :

  • Tout d’abord, il y a une présence immédiate et indubitable des choses sur le mode perceptif, un savoir perceptif qui ne laisse pas de doute sur la distinction entre réalité et fiction  : au moment où j’éprouve une sensation, il n’y a ni délai ni décalage entre le moment où je sens et le moment où ma conscience intentionnelle vise la sensation éprouvée. Je ressens la vie sur un mode intuitif càd comme perception immédiate et indubitable, qui possède en elle-même sa propre évidence. On pourrait dire à cet égard que la vie est index sui, qu’elle se ressent sur le mode d’une auto-affection : la distance n’est pas si grande entre ce que je suis et ce que je sens, les sens sont la garantie d’une certaine présence à soi-même, avoir un corps c’est se sentir exister, il suffit d’essayer d’imaginer ne pas en avoir pour s’en convaincre, je suis ce que je sens. L’expérience sensible est donc première à la fois d’un point de vue chronologique et logique : nous sentons avant de penser et notre présence au monde est une donnée irréductible. La conscience imaginaire se construit donc par-dessus et contre la conscience percevante : elle crée une faille dans l’espace-temps pour venir s’y loger et pose une « thèse d’irréalité » comme le montre Sartre dans l’Imaginaire : là où la conscience percevante réalise, la conscience imageante irréalise. « L’irréel est produit hors du monde par une conscience qui reste dans le monde et c’est parce qu’il est transcendantalement libre que l’homme imagine » ; tandis que la conscience percevante est présence au monde et se donne un objet comme présent, la conscience imaginaire est néantisation, négation du monde puisqu’elle se donne un objet comme absent ou inexistant. L’imagination doit se comprendre comme l’intention d’échapper au caractère massif et envahissant du réel, tel qu’il est décrit dans La Nausée ; l’imaginaire est un anti-monde qui sert d’anti-nauséeux, dans un rapport presque sadique au monde, qu’il détruit en le posant à distance. Tout imaginaire est une manière d’inscrire du néant dans l’être ; la conscience cherche dans l’imaginaire ce qu’elle ne peut pas trouver le monde déjà là : la néantisation du monde, càd l’acte par lequel la conscience fait surgir du non-être au sein du monde, lequel demeure en arrière-fond : d’où une néantisation qui n’est pas un anéantissement total du monde. Cela implique seulement une position de recul de la conscience par rapport au monde dont elle s’extrait : et c’est l’envers de la liberté même de la conscience. L’imagination n’est donc pas  une simple faculté parmi d’autres mais LA faculté qui permet à la conscience de s’opposer au monde, et cette libération ne peut se faire que sur fond de monde et atteste de l’existence du monde perçu. Dans l’image que je vise, l’intuition sensible de la chaise est donnée comme impossible, faisant défaut, absente alors que la chaise perçue nous encombre de sa présence.
  • Et si je peux m’entraver dans cette chaise c’est parce qu’elle est soumise, tout comme mon corps, aux lois physiques, tandis que dans le rêve, je ne suis soumis à aucune loi de la nature ni à aucune forme de causalité logique ou nécessaire (je peux rêver que je vole ou que je traverse les murs). Il y a un caractère d’étrangeté et d’aliénation du rêve, dû à des processus de construction qui ont été décrits par Freud, comme le déplacement(un détail insignifiant peut être la clef du rêve, d’où une répartition mensongère du scenario) ou la condensation (un seul personnage peut jouer le rôle de plusieurs), toutes sortes de processus de construction qui me font devenir autre, ce qui témoigne indirectement de la familiarité et de la reconnaissance spontanée de l’identité de la vie. Autrement dit, c’est la vie ordinaire telle que nous la percevons qui détermine les critères de réalité et d’irréalité, c’est ce que nous sentons lorsque nous nous sentons vivants qui nous permet de conférer au rêve ce manque de familiarité.
  • CF Et c’est justement la vie réelle ordinaire que semble regretter Rimbaud dans « Une saison en enfer », quand il décrit métaphoriquement l’enfer amoureux de sa relation avec Verlaine (la vierge folle !) : aimer à la folie, c’est mourir à la vie quotidienne, c’est être entraîné hors du monde, l’amoureux passionné s’exile lui-même de la vie, c’est un damné de la vie pour qui « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde ». Il ne faudrait pas ici faire de contre sens sur la phrase de Rimbaud et croire que l’illusion est voulue par le poète qui par son intermédiaire accèderait à des vérités plus hautes ; ici le songe ne nous rend pas visionnaire et n’a pas de fonction supra-psychologique ; la fiction est une fuite en avant que l’on subit et qui nous éloigne de la vraie vie, tel un rêveur morbide.
  • Nous pourrions alors prolonger cette peur de perdre le fil d’Ariane de la vie en nous appuyant, comme l’a fait Descartes au début de sa première méditation métaphysique, sur un raisonnement par l’absurde, à savoir l’argument de la folie : au &3, la résolution de douter des sens (doute naturel) à peine prise, Descartes s’oppose déjà un argument à lui-même, une sorte de principe de précaution psychologique contre les ravages d’un doute absolu : il y aurait une « extravagance » du doute, et le comportement du philosophe qui s’obstine à tout nier serait semblable à celui d’un fou qui nie ce que pourtant il perçoit (sa nudité, sa pauvreté etc). Appliquer le doute aux sens, c’est donc prendre le risque d’entrer dans un délire schizophrénique, où je crois être là-bas alors que je suis ici, faire ceci alors que je fais cela, bref où je crois être celui que je ne suis pas, ce qui donne tout son sens au terme d’aliéné (de alien = l’autre en latin). On remarquera deux choses à propos de la définition de la folie qui résulte de cet argument : tout d’abord,  il s’agit d’une définition très moderne de la folie comme discours délirant sur le réel, une partie du moi ne tient pas compte de la réalité et lui substitue des représentations fantasmagoriques, le sujet est coupé du monde, enfermé sur sa propre subjectivité, il y a comme une obturation du ça ; en même temps, cette définition de la folie repose sur un consensus autour d’un témoignage objectif : tout le monde s’accorderait à dire qu’il y a bien une chaise ou un corps ici, sauf le fou qui s’auto-désignerait ainsi par son discours incohérent. Le partage d’un monde intersubjectif avec les autres et l’expérience de l’environnement objectif sont donc eux aussi des indices de la réalité de la vie : d’ailleurs, quand-bien même nous aurions un doute, c’est à autrui que nous demandons « pince-moi » pour vérifier que l’on n’est pas en train de rêver, comme pour avoir la confirmation par l’extériorité de nous-mêmes de ce que nous savons déjà à l’intérieur de nous-mêmes. La sensation de pincement doit confirmer la véracité des apparences sensibles que nous pourrions être tentés de remettre en cause. Tout porte à croire donc que la vie n’est pas un songe.
  • Cependant, c’est un fait, il nous arrive de douter du réel, sinon nous n’aurions pas besoin de ce rituel de vérification : il y a une réalité du doute qui témoigne du caractère douteux de la réalité. Dans ce cas, ne faudrait-il pas faire varier la définition du fou et du réel : et si le fou n’était qu’un halluciné sujet à des visions qui s’imposent à lui, dans ce cas notre conscience immédiate ne pourrait-elle pas, elle aussi, participer d’une illusion semblable au rêve ? Dans ce cas n’est-il pas légitime et nécessaire d’éprouver, comme le philosophe, un sentiment d’irréalité face aux choses ? Après tout, le philosophe est bien quelqu’un qui passe parfois pour un fou dans la mesure où il pose des questions que les gens « raisonnables »  ne se posent pas, cela ne l’empêche pas d’avoir (parfois) raison seul contre tous … !
  • *** C’est exactement la vocation de l’argument du rêve qui suit dans le &4 des MM : l’argument de la folie n’était qu’un opérateur rhétorique destiné à introduire et à justifier l’argument du rêve, selon lequel l’homme qui rêve est comme un fou éveillé : le rêve est en effet une expérience intermédiaire entre la réalité et la folie, puisque c’est un dédoublement quotidien entre moi et moi-même ; Freud, encore une fois, ne dira pas autre chose, puisque lui aussi se servira de la banalité et de l’universalité du rêve (tout le monde rêve, toutes les nuits) pour démontrer l’existence de l’inconscient (le rêve sera la voie royale pour la découverte de l’inconscient), et pour montrer qu’il n’y a pas que les fous qui possèdent un inconscient. De la même manière, Descartes applique à un acte quotidien l’extravagance de la folie, l’argument du rêve est donc un levier psychologique qui permet de radicaliser le doute. Il y a là encore deux manières d’abonder dans le sens de cette hypothèse pour le moins baroque :
  • Jusqu’ici, nous avons établi l’évidence du réel à partir d’éléments de comparaison : la vie était réelle et présente par comparaison avec le rêve qui ne l’était pas, le discours du fou était jugé délirant par comparaison avec celui des gens normaux ; mais si le doute venait à ronger à son tour ces représentations du réel, et s’il nous montrait que ce ne sont que des re-présentations subjectives du réel, càd une manière à chaque fois nouvelle de se le présenter, alors la folie ne serait plus dans la négation du réel, mais dans l’affirmation du réel, et la folie du fou deviendrait comme un aiguillon, qui nous indique que c’est peut-être l’homme ordinaire de la vie quotidienne qui se leurre, plus encore que le fou : ce serait de la folie de ne pas douter de tout dans ce cas-là ! Descartes s’appuie ici implicitement sur le scepticisme antique, tel qu’il est exposé par exemple dans le trope (mode, arguments sceptiques rapportés par Agrippa fin 1er ap JC) de la régression à l’infini : si j’emploie les sens pour prouver une évidence sensible, je dois prouver la véracité des sens en eux-mêmes, si j’emploie l’évidence intellectuelle, c’est celle de la raison qu’il faudra justifier, si j’emploie le témoignage d’autrui, ce sera l’existence d’autrui. Tous les sensibles et les intelligibles ne sont que des relatifs , donc chaque critère renvoie à un autre critère et à chaque preuve nous serions en droit de demander de « prouver sa preuve ». Le fait que nous soyons seulement de temps en temps victimes d’une illusion hallucinatoire ne doit pas nous rassurer pour autant, car alors rien ne nous empêche de considérer que nous le sommes en permanence et que la vie toute entière n’est qu’un rêve : tel est le mouvement hyperbolique (exagéré) du doute sceptique ou cartésien qui conduit à mettre en jeu l’existence même du monde.
  • Nous pourrions aussi nous appuyer sur ce que nous pourrions appeler le réalisme du rêve : le rêve produit l’impression de vivre des sensations et des situations qui semblent posséder le même degré de réalité que la vie concrète ; ce sera d’ailleurs confirmé par Freud sous le terme de « dramatisation » (au sens anglais de drama= la pièce de théâtre) : nous sommes les réalisateurs et les acteurs d’une pièce de théâtre, et nous faisons comme si nous vivions ce que nous jouons ; le rêve met en scène un désir par la réalisation hallucinatoire d’une situation ; il est « la réalisation déguisée d’un désir refoulé ».

Dans ce cas, la réalité n’a pas plus de poids qu’un songe et la vivacité de notre adhésion au concret est comparable à celle qui nous emporte dans le rêve. Ici il faut donc opérer une redéfinition plus large du mot « réel » : est réel, non pas ce qui existe en soi objectivement, mais tout ce qui est visé par une conscience, tout ce qui existe pour elle, que cela soit vrai ou faux. Dans ce cas, il y a bien une réalité du rêve pour la conscience de celui qui fait le rêve. Or si lorsque je rêve, je crois être dans le réel, rien n’empêche de croire que lorsque je crois vivre, je ne suis pas en train de rêver. Il suffit que j’ai l’impression d’être éveillé quand je dors pour avoir l’impression de rêver quand je me crois éveillé : l’incertitude née pendant le sommeil a gagné l’état de veille, et lorsque Descartes nous dit qu’il n’est pas sûr d’être en train d’écrire les Méditations, notre engagement perceptif est contaminé par le doute et nous nous demandons à notre tour si nous sommes bien en train de les lire ! C’est le propre de l’illusion de ne pas savoir que l’on s’y trouve (illudere en latin signifie = se jouer de = il y a comme un mensonge à soi-même puisque je suis à la fois le sujet et l’objet de l’illusion, le bourreau et la victime) donc au moment où je rêve, je ne sais pas que je suis en train de rêver et, à la différence de l’erreur qui s’accompagne seulement d’un  manque (je ne sais pas), l’illusion s’accompagne d’une réalité positivement pleine, d’un trop plein d’images qui se fait passer pour la réalité vraie (je ne sais pas que je ne sais pas parce que je crois savoir). C’est pourquoi elle possède un caractère louche, obsédant et fatal. D’ailleurs, la confusion peut être telle que lorsque nous nous réveillons d’un cauchemar, bien contents qu’il ne soit qu’un rêve, le malaise psychologique qu’il a instauré en nous nous poursuit encore pendant des heures et nous ne parvenons pas à nous décentrer de ce malaise comme si nous avions vécue la situation rêvée … C’est donc bien qu’il y a un impact sur le psychisme.

  • Ces deux idées, à savoir la relativité de nos représentations subjectives et la force de persuasion du rêve, se retrouvent dans l’œuvre de Schopenhauer, « Le monde comme volonté et comme représentation » : il souligne notamment que nous ne sommes pas en mesure, au moment où nous rêvons, d’établir une comparaison entre la vivacité du rêve et celle de la perception sensible, seul l’enchainement causal et chronologique des deux donc la succession rêve/réveil permet une prise de conscience rétrospective du rêve en tant que tel : nous ne savons que nous avons rêvé qu’une fois réveillés, quand le pont (chrono)logique est coupé entre le récit du rêve et le récit de la vraie vie, quand la causalité est rompue entre ce qui se passait dans le rêve et ce qui se passe dans notre vie (j’étais en train de conduire une voiture et je me retrouve alitée, il n’y a plus de cohérence causale possible entre le passé et le présent, le fil du récit est rompu) ; on retrouve ici une vérité récurrente : c’est la différence qui fait la conscience, seule la différence fait la conscience du rêve. La conscience qui s’éveille devient une alternative au rêve qui devient rétrospectivement un simple rêve, la négation ne vient au monde que par la conscience qui décide de rompre avec ce qui était, il faut donc être déjà sorti du rêve pour être certain d’en être sorti ! Il n’y a de conscience du rêve que rétrospective. Qui plus est, ajoute Schopenhauer, il y a dans les rêves des éléments perçus dans la vie quotidienne qui se trouvent réutilisés au sein d’une logique propre au rêve : l’imagination est une faculté au moins autant reproductrice que créatrice, puisque je ne peux imaginer qu’à partir d’éléments déjà perçus dans la vie réelle, seule la combinaison entre les éléments est absolument nouvelle (les montres molles de Dali ne sont jamais que l’association, certes surréaliste, du concept de montre et de celui de mollesse, la réalité s’invite donc en permanence dans l’image et le rêve). Et réciproquement, le rêve s’invite dans la réalité, il y a dans la vie une part d’incertitude et de flottement dans l’enchaînement des évènements qui nous échappe et fait que la causalité de la vie vécue n’est pas forcément plus claire que la causalité rêvée : c’est bien ce que nous exprimons lorsque nous disons « la réalité dépasse la fiction » : la réalité sera toujours plus riche que l’image que je peux en concevoir, le réel est gros d’un possible qui dépasse toutes les prévisions et toutes les attentes, il y a un sens implicite du réel qui tend déjà vers l’imaginaire puisqu’il fait surgir de l’imprévu et du non-encore vécu dans le vécu. De chaque instant vécu peut jaillir une absolue nouveauté qui impose sa signification au réel. Ex : L’aventure amoureuse nous donne ainsi  l’impression de vivre un rêve éveillé, et de re-vivre, càd de loger à nouveau du possible dans le réel ; le possible semble pousser sur le réel comme la mousse sur les arbres, c’est le réel qui crée du possible et non plus le possible qui crée du réel. Toute la matière du monde, pas seulement celle des rencontres, peut être une matière à la rêverie, comme l’a souligné Bachelard : c’est un peu la même chose que lorsque j’entrevois des formes et des images au sein d’une tâche d’encre, qui pourtant se rapproche de la chose en soi minérale : « l’encre peut faire un univers, si seulement elle trouve son rêveur » (Bachelard).
  • Du fait de cette imbrication réciproque du réel dans le rêve et du rêve dans le réel, et de cette incompatibilité temporelle entre le moment du rêve et le moment de la veille, il n’existe donc pas de critère infaillible, càd interne et différentiel, de distinction entre le discours que je me tiens à moi-même en songe et le discours que je me tiens lorsque je suis éveillé. Si bien que « la vie et les rêves sont les feuillets d’un livre unique ». Rien n’empêche donc que la vie ne soit qu’un long rêve dont nous ferions la lecture suivie, et au sein duquel nous ferions des rêves qui viennent rompre de temps en temps la cohérence du récit, mais « c’est toujours le même livre que nous lisons ». Il y a une vitalité du rêve et une rêverie de la vie à cause du flou perceptif dans lequel nous vivons : le réel déborde toujours de lui-même, comme si l’imaginaire était le son sens implicite du réel.
  • TR : Quand bien même une petite voix intérieure me dirait : « tu en train de rêver », soit elle fait partie du rêve et ne met pas fin à l’illusion puisqu’il m’est impossible d’en prendre une conscience réflexive, il s’agit d’une réflexion imaginaire et je suis encore pris par mon rêve ; soit je m’éveille de façon fugitive et je ne confond plus le rêve avec la perception, ma conscience réflexive pose le rêve pour ce qu’il est : il semble donc que même si rêve et perception sont le prolongement l’un de l’autre, par contre rêve et réflexivité soient incompatibles, incompossibles. On remarque que, paradoxalement, on peut conclure de cette extériorité réciproque entre le rêve et la réflexivité aussi bien l’évidence de la perception du rêveur (tant que je ne me réfléchis pas, je ne sais pas si ma vie est un rêve ou non), que la force discriminatoire de la réflexion : à partir du moment où je me réfléchis, nul doute n’est plus permis.

 

*** Autrement dit, comme le souligne implicitement Sartre dans l’extrait de « l’Imaginaire », si la vie perceptive, dans son adhésion au réel, rend floue la frontière entre la vie et le rêve, la vie réfléchie, autant dire l’existence qui se pense, elle, provoque un éclatement du sujet, un dédoublement du moi qui renforce la conviction d’être là, d’être au monde. Il n’y a d’obscurité de la vie rêvée que pour et par la clarté de la conscience : l’un fait exister l’autre. Ce qui produit un renversement de situation, car nous découvrons alors que ce qui semblait rendre la vie certaine (du point de vue sensible et vital) est ce qui la rend douteuse du point de vue de la pensée et ce qui la rend la vie perceptive douteuse est aussi ce qui la rend certaine d’un point de vue réflexif. Le fait même de douter de la vie obture le doute, puisqu’il se saisit lui-même à l’œuvre en train de douter des choses. Douter de la véracité de la vie, c’est affirmer la pensée de l’existence, donc la vie qui la sous-tend. On retrouve ici le même processus que pour la découverte du cogito cartésien au début de la IIde MM : alors même que je tente de me persuader que je ne suis rien, j’affirme que je suis encore quelque chose puisque je pense que je ne suis rien. La vie cessera donc d’être un songe à chaque fois que je prendrai conscience qu’elle en est un.

EX 1 : De la même manière, le cinéma, comme toute contemplation esthétique, est un « rêve provoqué »  selon l’expression sartrienne, avec la complicité de chaque spectateur qui fait comme si les images et le récit étaient réels en soi ; certes ils ont une réalité pour la conscience puisque lorsque nous sortons de voir un film, ou d’un musée, c’est comme un retour à « l’écœurement nauséeux qui caractérise la conscience réalisante » remarque Sartre (aveuglés par la lumière du jour ou agressés par le bruit ambiant) ; mais nous pouvons choisir à tout instant de sortir de cette posture psychologique, nous pouvons à tout moment décider de rompre la contemplation esthétique et nous dégager de la posture imaginaire qui consiste à « faire comme si » (il suffit que l’on soit dérangé par des spectateurs bruyants).

  • EX2 : Même l’art baroque témoigne de cette prise de conscience de l’illusion qui rend illusoire l’idée d’une illusion totale : bien sûr, est baroque tout ce qui privilégie le mouvement, la fugacité des choses, la métamorphose, le reflet trompeur, par opposition à ce qui est stable et défini, l’ordre et la loi du classique ; l’imaginaire baroque est donc une mise en abyme qui donne la sensation de vertige et provoque la dérive du spectateur. Mais  derrière le thème baroque du théâtre du monde (theatrum mundi), selon lequel la vie  ne serait qu’une mise en scène labyrinthique, un décor trompeur, on devine déjà la volonté de lucidité et de discernement ; car non seulement toute illusion suppose un illusionniste, un metteur en scène capable de fabriquer l’illusion donc de la mettre en perspective avec le vrai (souvenons-nous que l’art baroque est un art de la contre-réforme, visant à renforcer la puissance religieuse catholique), ici l’illusionniste sera par exemple l’artiste-peintre qui manipule et maîtrise les images qu’il projette dans les faux plafonds ; de la même manière que l’on devine, derrière l’hypothèse du malin génie de Descartes, une lueur d’espoir puisque lorsque à la fin de la Première méditation il imagine un démon puissant qui pourrait vouloir que je m’illusionne à chaque instant, il sera d’autant plus facile de le combattre que c’est le fruit de ma propre imagination et qu’il ne peut rien faire de plus que ce que j’imagine de lui (car le maximonstre est en moi, le ver est dans le fruit). Et, qui plus est, s’il s’avérait que ce malin génie existe vraiment, le spectateur  pourra toujours déployer les armes du doute et de la désillusion pour dénoncer l’illusion comme telle. Le regard baroque, ce n’est donc pas seulement le regard de celui qui se laisse prendre au piège des apparences, mais c’est aussi et surtout le geste de celui qui se frotte les yeux pour s’assurer que le monde est bien présent parce qu’il a conscience du caractère tragique, tourmenté et incertain de la vie humaine.
  • Par conséquent, si l’illusion relève de la vie, la désillusion relève de l’existence. Il y aurait finalement deux manières de s’illusionner sur la vie, de ne pas la vivre : l’une qui consiste à se perdre en elle, à se laisser subjuguer par un flots de perceptions qui ne nous laissent pas le temps de nous ressaisir (fuite en avant où l’on s’affaire dans le monde pour s’oublier soi-même); l’autre qui consisterait à s’en échapper pour se créer un monde imaginaire, au point de préférer la vie imaginaire à la vie réelle, de lui préférer les avatars d’une vie virtuelle où tout est possible (second life), alors que le réel n’est jamais que ce qu’il est ; tel est le cas du rêveur morbide, remarque Sartre, il « s’imagine être roi mais ne s’accommoderait pas d’une royauté effective ». Dans les deux cas, la vie se masque à elle-même sa propre vérité : conscience perceptive et imageante peuvent être ici renvoyés dos à dos car elles rendent le dévoilement de la vérité de la vie impossible, l’une par excès de proximité, l’autre par excès de distance.

L’auto-révélation de la vie s’effectuerait donc plutôt sur le mode d’une connaissance de soi qui, en instaurant précisément une distance de soi avec soi-même, rend une aperception (perception de la perception) possible, càd un mixte entre la perception et la négativité, ce qui permettrait d’éclairer ce qui est obscur du point de la vie immédiate ; le seul moyen de mettre en lumière l’obscurité de cette vie à laquelle il est impossible d’accéder autrement, c’est de la réfléchir dans le miroir de la pensée ; lorsque je « songe à » ce que je suis (toute la mise à distance du songe est dans le « à »), je ne vis plus dans un songe, puisque je pense à ce songe qu’est la vie. Et ce qui compte n’est alors plus ce dont je m’aperçois (la vie est un songe) mais le fait que je m’en aperçoive – d’ailleurs « les songes ne sont que des songes », leur contenu semble pouvoir être relégué en arrière-plan dans les vers de Calderon. Le fait même de dire que la vie est un songe, à la façon de Calderon, est de l’ordre du méta-langage onirique, un discours par-dessus le discours, une manière de se positionner par-dessus l’illusion, donc une preuve que la vie ne l’est pas, puisque le dire présuppose que l’on se soit dégagé de l’illusion et que l’on ait compris la distance entre la vie vraie et la vie rêvée : la vie illusoire ne se pose pas la question de savoir « qu’est-ce que la vie ? » comme le fait Calderon, et désigner l’illusion présuppose de s’en être libéré.

 

CL : Nous pourrions donc dire que le songe de la vie se dépasse dans le rêve du philosophe qui consiste à vouloir se prémunir de toute illusion, à garder les yeux grand ouverts, et ne jamais cesser de réfléchir ce qu’il est, au risque de devenir insomniaque : mais il faut se souvenir de cette phrase de Heidegger sur l’angoisse de celui qui pense sa vie et que cela empêche de dormir : « Dans la nuit claire de l’angoisse, notre vie, subjuguée par la dictature du on, aliénée par le train des affaires courantes, retrouve son authenticité perdue » …

  • Si la vie n’est qu’un sommeil dont l’angoisse constitue une bribe de réveil, alors seule la conscience philosophique inquiète, celle qui relativise les apparences et développe une vigilance constante à leur égard, est armée contre les illusions terrestres. Cette remarque était déjà chez Schopenhauer : « Platon répète souvent que les hommes vivent dans un rêve et que seul le philosophe cherche à se tenir éveillé ». Il est vrai que Socrate dans le Gorgias, face à Calliclès, inverse les pôles de la vie et de la mort et compare la vie à un long sommeil dont la mort serait le réveil ; il reprend à son compte le vers d’Euripide : « qui sait si vivre n’est pas mourir, et si mourir n’est pas vivre ? Tu sais en réalité nous sommes morts, notre corps est notre tombeau ». Or seul le philosophe ou celui qui se réfléchit au-delà des apparences peut se prémunir contre ses propres illusions.
  • Au final, chaque homme se retrouve face à la vie qu’il est en train de vivre comme le phénoménologue face à la matière du monde qu’il est en train de décrire. La phénoménologie en effet tente de réintroduire en philosophie la description des apparences et des données immédiates de la conscience, -comment un objet m’apparaît et se donne à moi pour la première fois – ; le phénoménologue doit donc rendre compte de la matière des phénomènes comme donnée irréductible et première, avant toute intervention de la conscience ; il se retrouve donc confrontée à un dilemme : soit l’esprit qui a rendu possible cette investigation s’englue dans la matière de la vie comme dans un  rêve où l’on s’oublie soi-même : pour mieux parler de la vie, il faudrait devenir la vie, ce qui revient à se taire, à se confiner dans une intuition silencieuse, au risque d’y noyer le sujet (mutisme) ; soit il se donne pour tâche de décrire la vie à travers un discours, au risque de projeter en elle ses propres représentations et de la mettre à distance, ce qui revient à la traduire et à la maîtriser mais aussi à la trahir (bavardage)…

 

 

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