Sartre et le cinéma
Sartre est féru de cinéma : il écrira lui-même plusieurs scénarios de film, dont le « Freud », destiné à John Huston[1] ; n’oublions pas que le titre de la revue « les Temps Modernes » est un clin d’œil au film de Charlie Chaplin, qu’il considère comme le « roi du cinéma ». Même si les résultats escomptés n’ont pas été atteints[2], il considère en effet le cinéma comme un mode d’expression et de communication privilégié, ce dont Simone de Beauvoir témoigne à plusieurs reprises dans ses mémoires : « il y avait un mode d’expression que Sartre plaçait presque aussi haut que la littérature : le cinéma »[3].
Dans son autobiographie, le jeune spectateur déplore déjà que le théâtre Vaudeville, bien que désaffecté et transformé en salle de cinéma, ait conservé le faste et le cérémonial de « son ancienne grandeur » : le rideau rouge, les trois coups pour annoncer le début de la représentation, la présence de l’orchestre en ouverture, n’ont d’autres résultats, selon lui, à l’instar de la perspective florentine, que « d’éloigner les personnages », distance heureusement compensée par « l’inconfort égalitaire des salles de quartier »[4]. Il regrette qu’on ne puisse ainsi jamais s’identifier totalement à ce qui s’y passe ni se l’approprier : on s’y sent reçu comme un étranger. Sartre semble déjà adopter vis-à-vis du cinéma la position qu’il aura beaucoup plus tard à l’égard de la peinture : il désire « voir le film au plus près » afin de se sentir investi totalement par la situation qui se trame en lui. La mise en scène pompeuse du théâtre peut se retrouver dans tous les autres domaines : ainsi, visitant Venise, « devant le cinémascope vénitien, nous murmurons, nous autres, menu peuple touristique : c’est une réalisation du Titien, une production Paolo Caliari, une performance du Pordenone, une mise en scène de Vicentino »[5]. Ou, critiquant le cube d’Alberti et la mise à distance perspectiviste qui ne permet aucune fraternisation : « la réussite du spectacle est conditionnée par une double absence : la leur, la nôtre. Tout absorbés par l’événement qui les a suscités, ils nous ignorent ; quant à nous, dussions-nous gratter la toile avec nos ongles, nous ne les toucherons pas. Du reste le Montreur a pris la précaution de les placer à distance respectueuse, en arrière de la rampe ; ainsi dans le monde imaginaire lui-même, on les écarte de la vitre. Si quelqu’un d’entre eux tentait de s’en approcher, s’il voulait s’asseoir sur le bord de la scène et laisser pendre ses jambes dans notre monde à nous, il se casserait le nez et ne paraitrait pas moins incongru qu’un comédien lâchant sa tirade pour faire un discours électoral »[6].
Ainsi, lorsqu’en 1931, alors tout jeune professeur, Sartre est invité par le lycée du Havre à tenir un discours pour la distribution des prix de fin d’année, ce n’est pas de pédagogie ni de philosophie, mais de cinéma qu’il parle à une assistance incrédule, encore méfiante face à cet art jugé mineur : là encore il s’agit de faire l’apologie de cette extraordinaire machination qui fait apparaître et disparaître un monde à volonté, et de convaincre l’auditoire que « le cinéma n’est pas une mauvaise école »[7]. Il est, pourrait-on dire, l’autre (école) de la vie, présentant en effet le double avantage de nous introduire à la beauté sans pour autant nous éloigner de la vie quotidienne : « cet art pénétrera en vous, dit le maître à ses élèves, plus avant que les autres et c’est lui qui vous tournera doucement à aimer la beauté sous toutes ses formes »[8]. Car, contrairement au théâtre, qui trace nettement la séparation entre le public et la scène, qui ménage progressivement le « passage d’un monde à l’autre » comme disait Anatole France, le cinéma de quartier nous fait brusquement pénétrer dans une salle obscure et ne nous contraint pas à adopter de posture solennelle : « Voilà un art bien familier, bien étroitement mêlé à notre vie quotidienne (…) il est bon enfant et bien plus proche de nous »[9].
Il faut dire que Sartre et le cinéma ont une enfance commune : « du même âge mental : j’avais sept ans et je savais lire, il en avait douze et ne savait pas parler… je pensais que nous grandirions ensemble ». Qui plus est, le cinéma est un art populaire qui se doit d’être accessible à tous, au milieu du monde des hommes : « ce nouvel art était à moi, comme à tous » raconte-t-il dans son autobiographie[10]. Enfin, la dimension magique de l’analogon esthétique s’y trouve déjà mise en œuvre : l’image cinématographique constitue en effet une contraction de présence et d’absence que Sartre décrit dans des termes relativement semblables à ceux utilisés dans L’Imaginaire – « inaccessible au sacré, j’adorais la magie : le cinéma, c’était une apparence suspecte que j’aimais perversement pour ce qui lui manquait encore », « j’assistais aux délires d’une muraille », « je m’enchantais de voir l’invisible », autant d’expériences jubilatoires que Sartre met sur le compte de son « jeune idéalisme » et dont on ressort nauséeux, comme ce sera le cas pour les musées[11].
Le cinéma est d’autant plus semblable à la peinture, voire opposable à la littérature, qu’à cette époque il est encore muet ; mais il ne s’agit que d’un mutisme linguistique, qui n’empêche pas l’apparition d’un sens autre, d’une communication non-linguistique : « par-dessus tout, j’aimais l’incurable mutisme de mes héros. Ou plutôt non : il n’étaient pas muets puisqu’ils savaient se faire comprendre »[12]. C’est pourquoi ce cinéma donne accès à une intuition qui confine à l’absolu - « J’étais comblé, j’avais trouvé le monde où je voulais vivre » – tout en procurant déjà ce curieux mélange de présence et d’absence propre à l’analogon esthétique. Sartre voit en chaque film un « ruissellement » qui est à la fois le tout d’une présence et le néant d’une absence, – « c’était tout, c’était rien, c’était tout réduit à rien »[13]. Il est remarquable, d’ailleurs, que le lien d’identification avec les personnages s’effectue alors par le biais de la musique, autre art non-signifiant – « nous n’avions, elle et moi, confie Sartre en parlant d’une héroïne de film muet, qu’une seule âme : la marche funèbre de Chopin »[14].
[1] « Sartre a été scénariste professionnel, salarié par Pathé, pendant deux ou trois ans, après la Libération ; c’est même ce qui lui a permis d’abandonner son métier de professeur en 1944 » témoigne Michel Contat, « Sartre et le cinéma », Magazine littéraire N°103/104, Septembre 1975, p. 57 ; cf également sur ce sujet, « Appendice I, Cinéma » des Ecrits de Sartre, p. 485- 497.
[2] Des dix scénarios écrits, seuls trois seront publiés ; quant au film de Huston, que Sartre accepta surtout pour des raisons financières, il fera retirer son nom du générique : non seulement le scenario livré aurait donné un film de huit ou neuf heures, donc Huston fut obligé de le modifier, mais il y avait également des divergences, on s’en doute, à propos de l’hypothèse de l’inconscient. Enfin, les adaptations cinématographiques de ses propres œuvres auront été selon ses propres mots « de lamentables insuccès », Ibid.
[3] FA p. 53.
[4] MO p. 104 ; toutes les citations qui suivent sont extraites des pages 104 à 107. On trouvera le même genre de remarque au début de « L’Art cinématographique » : « cette initiation solennelle aux rites du théâtre, cette pompe, ces trois coups qui marquaient moins le lever du rideau que le passage de l’enfance à l’adolescence, tout cela n’est plus. On ne s’habille point pour aller au cinéma. », ESA, p. 546.
[5] SQV p. 311.
[6] SMD & 58.
[7] « L’Art cinématographique », ESA, p. 550 ; ce texte sera reproduit sous le titre « Le cinéma n’est pas une mauvais école » dans la Gazette du cinéma en juin 1950. Cf ESA, p. 53-54.
[8] [c’est nous qui soulignons] ; il ajoute même : « il doit servir à votre culture au même titre que le grec ou la philosophie », « L’Art cinématographique », ESA, p 547-548.
[9] ESA p. 547.
[10] Sartre reprochera leur intellectualisme à Orson Welles ou Jean-Luc Godard ; cf Dictionnaire Sartre, article « Cinéma » p. 89-91.
[11] « Quel malaise, aussi, quand les lampes se rallumaient », MO p. 105.
[12] Sartre ajoutera dans « L’Art cinématographique » que « le cinéma est en train d’acheter le droit de se taire », ESA p. 548 ; le cinéma était également en noir et blanc, ce qui n’empêche pas selon Sartre d’imaginer un monde en couleurs, et lui inspire cette comparaison : « Nul doute que le public du Quattrocento n’ait vu la profondeur. Un peu comme nous autres, avant la première guerre, nous avons vu la couleur des étoffes dans les films en noir et blanc » SMD & 75.
[13] MO p. 105.
[14] Sartre se dira également « possédé » lorsqu’enfant il se laisse prendre par la musique : « Prise à dose massive, la musique agissait enfin (…) j’étais possédé, le démon m’avait saisi et me secouait comme un prunier », MO p. 107-108.