Comment arrêter de fumer : la méthode Sartre
Quand nous nous approprions un objet (stylo, appartement, personne aimée etc…) nous cherchons, explique Sartre dans « L’Etre et le néant », à nous approprier l’être de la chose plutôt que sa fonction ou sa manière d’être, à titre de représentant concret de l’être-en-soi et de la pleine coïncidence à soi que nous avons originellement perdue et que nous tentons de reconquérir à travers la densité d’un corps matériel. Ce qui est une façon de s’approprier symboliquement ce monde dont nous ne sommes pas l’auteur et où nous avons été jetés dès la naissance, protubérances injustifiées … : « posséder c’est vouloir posséder le monde à travers un objet particulier » comme ce qui manque au pour-soi pour devenir en-soi-pour-soi. A l’inverse, quiconque refuserait de posséder quoi que ce soit exprimerait par là le désir d’assumer sa contingence absolue, son absence de justification existentielle (être né par hasard), mais aussi et surtout sa volonté de ne pas se laisser empâter dans la matière des choses pour mieux affirmer sa transcendance de pour-soi : chaque refus d’appropriation serait une manière de revivre l’événement ontologique ayant permis la séparation du pour-soi avec l’en-soi, l’arrachement de la conscience à la matière, la négation de la matière par l’antimatière de la conscience (de) soi ou de l’imaginaire.
Quel rapport avec la cigarette ? Sartre prend alors un exemple personnel (EN p. 657) :
« Il y a quelques années, je fus amené à décider de ne plus fumer. Le début fut rude et, à la vérité, je ne me souciais pas tant du goût du tabac que j’allais perdre que du sens de l’acte de fumer. Toute une cristallisation s’était faite : je fumais au spectacle, le matin en travaillant, le soir après dîner, et il me semblait qu’en cessant de fumer j’allais ôter son intérêt au spectacle, sa saveur au repas du soir, sa fraîche vivacité au travail du matin. Quel que dût être l’événement inattendu qui frapperait mes yeux, il me semblait qu’il était fondamentalement appauvri dès lors que je ne pouvais pas l’accueillir en fumant. Etre-susceptible-d’être-rencontré-par-moi-fumant : telle était la qualité concrète qui s’était épandue universellement sur les choses. Il me semblait que j’allais la leur arracher et que, au milieu de cet appauvrissement universel, il valait un peu moins la peine de vivre » . Ainsi, l’acte de fumer est encore une manière, pour Sartre, de s’approprier la valeur concrète des choses qui nous entourent et de les matérialiser au fond de notre gorge pour mieux se sentir exister, pour ajouter de la densité à l’existant en devenir que nous sommes obligés d’être, à cette différence près qu’au lieu de conserver la chose en l’état, nous la consumons et la détruisons tout en l’ingérant : « fumer est une réaction appropriative destructive » . Le tabac (chose en soi inerte et concrète) se change en moi (être rongé par le néant de ce qu’il n’est pas), devient moi par une « destruction continuée » qui le transforme du solide consumé en fumée. Je m’approprie le monde entier pour mieux le détruire et le restituer sous forme d’une insaisissable fumée, à l’image de ce que j’ai à être : « A travers le tabac que je fumais, c’était le monde que je brûlais, qui se fumait, qui se résorbait en vapeur pour entrer en moi « , produisant comme un avatar de l’être-en-soi-pour-soi, tout à la fois dense et évanescent.
Sartre propose alors sa propre méthode pour arrêter le tabac : il faudrait pouvoir réaliser une sorte de décristallisation càd réduire le tabac à n’être rien d’autre que ce qu’il est, « une herbe qui grille » , ou encore « couper ses liens symboliques avec le monde » . Cela nécessite forcément de rabattre « sur d’autres modes de possessions de ces objets que cette cérémonie sacrificielle » (nourriture, biens matériels ?). Ainsi derrière le phénomène-tabac à posséder, nous cherchons l’être du phénomène, l’être-en-soi du monde que nous avons quitté en devenant des existants, tout en se permettant de le refuser en le consumant. Il faudrait donc, pour cesser de fumer, se persuader tout à la fois que l’on n’enlèvera rien au spectacle du monde en cessant de se l’approprier symboliquement, mais aussi désarmer le regret de l’en-soi-pour-soi, ce qui reste le plus difficile à faire …
Sophie Astier-Vezon