L’impossible rencontre avec le Tintoret
Jacopo Robusti demeure en effet un cas à part, tout en dominant largement les autres : son antériorité chronologique, si elle lui confère le statut de précurseur, lui retire celui de contemporain ; il s’agit là d’une rencontre impossible, qui mène cependant à un choix peut-être plus affirmé que tous les autres : celui d’entrer dans la vie d’un mort[1]. Les textes que Sartre consacre au Tintoret ont en effet pour ambition de mener à la construction d’un ouvrage abouti, proche de la biographie existentielle, ce qui leur confère une densité supplémentaire, tant au niveau de la forme que du fond. Au départ, en 1957, c’est une sollicitation extérieure qui déclenche la rédaction d’un texte sur le peintre italien, comme celle de la Critique de la Raison dialectique, d’ailleurs[2]. Plus exactement, les essais sur le Tintoret résultent de l’abandon d’un autre projet, celui d’un livre consacré à l’Italie qui se serait intitulé La Reine Albemarle ou le dernier touriste et dont la rédaction fut entreprise dès 1950 : le narrateur (Sartre lui-même) tentait d’échapper aux clichés et aux pièges touristiques tendus par un guide semi-fictif, mélange entre une allégorie et un personnage historique, la reine Albemarle ; Sartre le définissait comme sa « Nausée de l’âge mûr »[3]. Or, le plan ébauché pour le séjour à Venise évoquait déjà, d’après les chutes de papiers conservées, une sous-partie entièrement consacrée au Tintoret[4]. Même si certains fragments nous sont parvenus et comportent des analyses précieuses, le projet est abandonné au bout de cinq cent pages[5]. Lorsqu’on lui demande un texte sur la peinture, Sartre voit là l’occasion de mettre fin à cette entreprise monumentale pour synthétiser ses idées sur l’Italie à travers la vie et l’œuvre d’un seul homme ; notons qu’il travaille déjà, en 57, à la rédaction de L’Idiot de la famille : « Je m’aperçus que le sujet était beaucoup trop large, trop grand. Alors la solution Tintoret m’est apparue comme un moyen commode de ramasser mon expérience italienne »[6]. L’investissement de Sartre dans la rédaction des essais sur la peinture du Tintoret semble donc relativement important,-comparé aux cinq autres peintres-, tant du point de la durée : cela commence probablement vers 1957 pour se prolonger au moins jusqu’en 1966 ; de la quantité de pages écrites : plus d’une centaine, disséminées encore une fois dans six fragments différents, dont certains sont inédits ; ou des kilomètres parcourus : Sartre se rend en Italie pour la première fois pendant l’été 1933, puis très régulièrement à partir de 1952[7]. S’il est absent de la vie de Sartre, -et pour cause-, le Tintoret est ainsi probablement plus présent à son esprit que n’importe quel autre peintre, la fascination prenant le pas sur l’absence.
[1] Puisque, comme Sartre aime à le répéter, « on entre dans un mort comme dans un moulin » L’Idiot de la famille, NRF Gallimard, Paris, 1988 (abrégé IDF I), Préface p. 8.
[2] « Un éditeur lui demanda, témoigne Simone de Beauvoir, pour une collection d’art, un texte sur un peintre : Sartre avait toujours aimé le Tintoret : il avait été intéressé, avant guerre déjà, et surtout depuis 46, par la manière dont il concevait l’espace et le temps » FCII p. 129 ; il s’agirait de l’éditeur d’art Skira ; cf Sartre, Denis Bertholet p. 401 ; mais Sartre, dans une interview donnée à un journal allemand en 1957, précise : « Mon éditeur parisien Gallimard voulait un texte sur la peinture, quelque chose de facile à illustrer. J’avais moi-même, à l’origine, des projets très différents. Depuis 1947, je viens presque chaque année en Italie. J’ai un faible pour ce pays et je voulais lui consacrer une grosse monographie, avec les arrière-plans historiques, les problèmes sociaux, les constellations politiques, l’Antiquité, l’Eglise, le tourisme, tout devait s’y trouver ». Simone de Beauvoir confirme : « [Sartre] y décrivait capricieusement l’Italie, à la fois dans ses structures actuelles, son histoire, ses paysages et il rêvait sur la condition du touriste » FCI p. 276 ; d’ailleurs, « Un Parterre de capucines » et « Venise, de ma fenêtre » font partie de la constellation de textes écrits autour de ce projet cf La Reine Albemarle ou le dernier Touriste, NRF, Gallimard, Paris, 1991 (abrégé RA) p. 56-63 et 186-200.
[3] Puisque, comme l’explique Arlette Elkaïm-Sartre, « le dernier touriste, c’est le touriste de l’arrière-saison-son voyage se déroule en automne-, celui qui veut voir l’Italie comme les touristes de l’été ne la verront pas, tel Roquentin cherchant à surprendre le sourire des choses quand l’homme n’est pas là », RA p. 14.
[4] Ibid. p. 201.
[5] Cf Dans La Reine Albemarle ou le dernier Touriste, le paragraphe intitulé « Visite à l’Académie » (p. 102-104) et les ébauches de textes p.124-131, 141-145, 160-173 où la peinture italienne, surtout celle du Tintoret, est évoquée.
[6] Rapporté par Michel Contat et Michel Rybalka dans Les Ecrits de Sartre, Gallimard, Paris,1980 (abrégé ESA), p. 314.
[7] Grâce à la chronologie établie par Michel Contat et Michel Rybalka dans Les Ecrits de Sartre, qui s’arrête en 1969, nous avons pu recenser une quinzaine de voyages de Sartre en Italie pour cette seule période : 1933, 1946, 1952, 1953, 1954, 1956, 1957, 1958, 1959, 1961, 1962, 1964, 1968 (op.cit. p. 21-43).