Pourquoi Sartre ?
Article écrit à la demande de Vincent von Wroblewsky, à l’occasion de la parution du livre « Pourquoi Sartre ? » où de nombreux « sartrologues » racontent leur rencontre avec Sartre, et paru dans la version allemande.
« L’homme se caractérise par le dépassement de situations données, par ce qu’il parvient à faire de ce qu’on a fait de lui ». Sartre
L’angoisse de la première rencontre…
Pour reprendre une expression de Kant, deux choses n’ont jamais cessé de « remplir mon cœur » d’un étonnement et d’un effroi « toujours nouveaux et toujours croissants » : le ciel étoilé au-dessus de moi et le regard de l’autre sur moi. Même si Kant, depuis, en a reformulé pour moi le spectacle, c’est Sartre qui, le premier, m’a permis de mettre des mots sur cette angoisse bicéphale. Angoisse originelle d’être née par hasard, de se sentir superflue, surnuméraire, dans un univers contingent et in(dé)fini, relayée par l’angoisse du regard qui se pose sur moi, m’effleure à peine et réussit pourtant à me déposséder d’une image qui demeurera à jamais inaccessible. C’est donc tout naturellement par une crise d’angoisse mémorable que s’est soldée ma rencontre avec Sartre et la philosophie : un cours de philosophie, en terminale littéraire au lycée Blaise Pascal de Clermont Ferrand, une leçon consacrée à l’être-pour-autrui, moment révélateur s’il en est puisqu’une crise de panique m’obligea à quitter précipitamment la salle de cours ; je compris ensuite dans ce long couloir vide que l’on ne pouvait ni s’enfuir de soi-même, ni se désempêtrer du regard de l’autre ; cette « fuite-de-la-conscience », cette fuite qui fut aussi une prise de conscience, a définitivement scellé mon pacte personnel avec la philosophie : elle seule pourrait désormais répondre à ma double exigence de questionnements et de réponses.
Deuxième rencontre: Récurrence de Sartre …
Sartre n’a donc pas cessé de jalonner les cours que, depuis 17 ans, je livre à mon tour aux élèves auvergnats : à chaque rentrée scolaire, je me demande si j’aurai encore l’envie et le courage de « (re)commencer de nouveau dès les fondements », d’expliquer et de ré-expliquer encore l’art de se poser les bonnes questions. Mais, à chaque fois, Sartre me récupère au vol et m’empêche de tomber dans la nuit du doute, tout en me fournissant la meilleure accroche face à des visages toujours neufs : l’expérience de la nausée comme introduction à l’étonnement philosophique, la construction d’une conscience de soi sous le regard des autres, le jonglage permanent des existants que nous sommes entre contingence et nécessité, le matérialisme historique et la récupération du sens de l’histoire collective, etc … Sartre est partout, mais il est aussi et surtout le premier électrochoc philosophique que mes élèves reçoivent,et ce dès leurs premières heures de cours, sur un mode cathartique. Je leur demande d’abord : « Y a-t-il une seule personne ici qui ait choisi de naître ? Quelqu’un est-il venu s’adresser à vous personnellement avant votre naissance et vous demander si cela vous conviendrait de venir au monde à telle époque, dans telle famille, de rencontrer telles personnes ou telles situations ? » ; et nous réalisons que nul n’a vraiment choisi son être là, ce qui nous fournit un premier dénominateur commun, pour peu que nous nous sentions étrangers les uns aux autres. Nous en arrivons alors au constat suivant : la vie est absurde, elle n’a pas de sens originel, car elle nous est donnée sans mode d’emploi, et il nous incombe de lui en trouver un ou d’en chercher un nouveau lorsque celui que nous avions trouvé nous abandonne ou nous est arraché par les circonstances ; mais ne peut-on pas refuser de choisir et laisser les événements ou les autres choisir à notre place? , ne manque pas de demander un élève ; mais refuser de (se) choisir, c’est encore choisir de ne pas choisir … , répond généralement un autre. Beaucoup d’élèves trouveront donc chez le dernier écrivain-philosophe non seulement un moyen commode de se hisser vers la réflexion philosophique par le biais des romans, des nouvelles ou du théâtre, mais aussi un remède existentiel à des angoisses jusqu’ici refoulées ou ressenties sans avoir encore été verbalisées ; car, à travers les textes de Sartre, l’angoisse peut (enfin) apparaître comme une certaine expérience, si ce n’est une expérience certaine, de la liberté, en totale contradiction avec un discours consumériste qui nous pousse à chercher le bonheur dans les étalages du réel sans interroger la signification de ce dernier. Assumer le caractère problématique et angoissant de l’existence humaine, pour mieux le reprendre à son compte et le dépasser : tel est le projet commun de la philosophie et de l’existentialisme. A cet égard, toute philosophie est fondamentalement existentialiste, ou bien n’est pas.
Troisième rencontre : la possibilité d’une esthétique picturale
Récemment, j’ai travaillé, dans le cadre d’un Master Recherche à Paris I, sur le phénomène image de Bergson à Sartre, ou encore sur le rapprochement des concepts d’angoisse et de sublime. Les conseils avisés de Denis Kambouchner et les cours lumineux de Renaud Barbaras sur la phénoménologie, tous deux devenus professeurs à la Sorbonne après avoir eux-mêmes enseigné à l’université de Clermont Ferrand, m’ont conduit à vouloir concilier ma préférence originelle pour Sartre avec mon penchant grandissant pour l’esthétique, en particulier picturale. Mais cela était-il seulement possible et, si oui, par quelle pirouette philosophique ? Jamais auparavant je n’avais entendu parler d’une quelconque esthétique sartrienne, encore moins dans le domaine de la peinture, même si par définition, pour Sartre, un intellectuel doit se mêler de tout, y compris de ce qui ne le regarde pas. Sceptique, je suis allée flâner, comme le veut mon rituel germanopratin, dans les rayons de la librairie Gibert du boulevard St Michel, et je suis tombée par hasard sur le livre de Heiner Wittmann, intitulé « L’esthétique de Sartre », que je dévorais dans le train du retour. Ses réflexions sur la méthode des portraits du Tintoret à Wols, en passant par Lapoujade, Masson et Giacometti, m’ont révélé la possibilité d’une esthétique picturale sartrienne, non pas seulement dans les essais-hommages consacrés à cette question, mais aussi dans tout le reste du corpus littéraire et philosophique de Sartre, – révélation confirmée depuis par la lecture des « Essais sur Sartre » de Michel Sicard ou par mon travail de traduction du livre de G.H. Bauer , « Sartre and the Artist ».
Y a-t-il chez Sartre une esthétique picturale constituée ? : tel est l’enjeu de ma thèse sur « Les peintres de Sartre », entamée début 2007. Si esthétique il y avait, il s’agirait d’abord d’une esthétique par la négative, dans la mesure où les arts comme la peinture, la sculpture et la musique sont définis par Sartre comme des « arts non signifiants », et se voient souvent critiqués par le biais de l’art officiel, de personnages peu flatteurs ou d’allusions saisissantes dans ses œuvres romanesques. L’ambiguïté esthétique repose ici, comme l’attestent également les textes sur l’imaginaire, sur l’ambivalence de l’analogon, sorte de présence dans l’absence, tantôt moyen d’une fin autre (le signifié de l’image), tantôt fin en soi (un signifiant qui se suffirait à lui-même car incluant toujours déjà le signifié). Le passage progressif à une esthétique de la présence et de la matière se fait à partir du livre-levier de 1947, Qu’est-ce que la littérature ? et confirme l’idée que Sartre réussit peut-être, à l’instar de Merleau Ponty, grâce aux descriptions phénoménologiques de « ses » tableaux, à atteindre comme une ontologie de la matière permettant (enfin) la corrélation de l’en soi et du pour soi. Il semble que Sartre ait trouvé chez « ses » peintres une possible totalisation du réel et de son propre itinéraire intellectuel, puisque le « sens » du tableau est à la fois présent au dedans et au dehors de la toile, c’est un envers et un endroit. Les textes sur le Tintoret, en particulier l’article-fleuve intitulé « Saint Marc et son double », sont à cet égard une véritable revanche du réel sur l’irréel, de l’image sur l’imaginaire ; ils mériteraient à eux seuls une réédition exclusive des textes de Sartre sur la peinture, d’un seul tenant.
Par conséquent, même si l’esthétique picturale constitue comme un point aveugle et méconnu de l’œuvre sartrienne, on remarque en son endroit une forte convergence des théories fondamentales du philosophe. Il est également remarquable que l’intérêt de Sartre pour les peintres grandisse au fur et à mesure, d’une part, de ses rencontres avec certains d’entre eux, dont les pratiques répondent enfin à ses attentes philosophiques, et, d’autre part, de son engagement dans la réalité politique de son époque, d’autant que c’est ce même engagement qui, semble-t-il, le détournera de parachever son esthétique … A mesure que sa conception de la liberté devient moins abstraite et se concrétise dans des actes ou dans des textes fondateurs, Sartre semble donc s’engager plus avant dans la réalité des tableaux qu’il examine, et va jusqu’à mettre en oeuvre une écriture audacieuse, qui nous permet encore une fois de le voir sous un jour nouveau. Sartre, qui reste à mes yeux le dernier des philosophes, n’a donc pas encore fini de livrer tous ses secrets : c’est un auteur toujours totalisant, mais jamais totalisé …