Contre une perspective borgne
Le « borgne » de la Chapelle Sixtine auquel fait allusion Sartre à plusieurs reprises dans ses écrits sur le Tintoret se trouve en bas à droite du « Jugement dernier » de Michel Ange (recroquevillé sur lui-même, il se cache l’oeil gauche avec le bras gauche)
La limitation de la perspective à un seul et unique point de vue rétrécit d’autant plus notre champ perceptif qu’elle s’adresse à un seul œil, et non aux deux, ce qui vaut à Sartre de la désigner sans cesse sous le nom de « perspective monoculaire » et de décrire les spectateurs comme des créatures transformées en « cyclopes » par les peintres de la Renaissance : « après triage, il reste un œil : on trace pour lui seul, sur les toiles, des systèmes rigoureux de signaux optiques »[1]. En effet, il n’est pas nécessaire, pour obtenir une vision en perspective, de posséder ou d’utiliser ses deux yeux, précise Sartre, étant donné qu’il n’y a qu’un seul point de fuite à l’horizon du tableau. Il semble ici compléter avantageusement l’analyse merleau-pontienne en ajoutant – à celle d’un retour d’une pensée abstraite vers une vision concrète – l’exigence de voir avec les deux yeux : non content de réhabiliter la vision face à la pensée, Sartre rétablit dans ses droits la « vision binoculaire » face à la « perspective monoculaire ». A plusieurs reprises, dans « Saint Marc et son double », il fait d’ailleurs appel à l’expérience de la stéréoscopie – croisement de deux images pour en produire une troisième. Le mouvement de l’araignée des anaglyphes est tout à la fois imaginaire et réel, imaginaire dans la mesure où l’araignée « ne sort pas de l’écran, ne frôle pas les chevelures » – il s’agit bien d’une négation de mouvement, comme le souligne lui-même Sartre – mais en même temps réel, car l’assemblée tout entière peut témoigner qu’elle l’a réellement perçu. Or, un tel phénomène n’est possible que si l’auteur « s’est attaqué à nos perceptions binoculaires et les a travaillées à pleine main », s’adressant à chaque « couple de rétines »[2].
Rappelons que la figure du borgne est également convoquée dans l’analyse de l’autoportrait du Tintoret : le « malabar de la Sixtine » se cache l’œil gauche pour fixer avec effroi le spectateur, mais le message reste trop explicite pour être authentique, car « par ce contraste violent mais facile, on crée un géant perplexe qui ne se connaît ni ne se comprend, qui ne peut même pas tourner son attention sur son âme et qui pour réfléchir a besoin de ce qu’on appelait autrefois une « fascination auxiliaire » »[3].
[1] SMD & 20.
[2] SMD & 87.
[3] Toutes les citations qui suivent sont extraites de VM, & 6 à 9 ; Gomez évoquait déjà les yeux morts des passants à la sortie du musée de New-York : « des sourires et des yeux, not to grin is a sin, des yeux vagues ou précis, prestes ou lents, tous morts. Il essaya de continuer la comédie ; de vrais hommes ; mais non : impossible ! Tout claqua dans ses mains, sa joie s’éteignit ; ils avaient des yeux comme sur les portraits », CL p. 1162.