Qu’est-ce qu’une peinture existentielle ?
Que faut-il pour qu’une peinture soit existentielle ?
Une peinture existentielle est hantée par le sens du réel et par le poids de notre choix : « le paysage se pense en moi et je suis sa conscience » disait Cézanne ; à aucun moment elle n’oublie ni ne fait abstraction de la réalité du peintre et du monde ; et à aucun moment elle n’oublie la réalité de ce qui est fait ou créé au profit d’une signification lointaine ; elle court circuite le langage verbal pour lui substituer un langage silencieux, qui donne directement accès au sens des choses.
Ex : la peinture sarcastique que Sartre fait des portraits officiels n’aura rien à voir avec l’analyse qu’il fait de l’autoportrait du Tintoret : il s’agit d’un tableau réalisé par le peintre vers 1585, sur commande d’un antiquaire allemand installé à Venise, et qui devait, lui aussi, faire partie d’une galerie de portraits d’hommes illustres.
Le Tintoret s’y représente de manière frontale, presque insolente, soumettant le spectateur à un regard inquiétant ; son nom figure dans la partie supérieure qui barre le haut de la toile. Il s’agit bien d’un portrait officiel, à cette différence qu’il est réalisé par le modèle lui-même et qu’il se regarde au-dedans, non pas pour affirmer sa toute-puissance devant la postérité, mais comme pour annoncer sa fin proche – il mourra 9 ans plus tard-, Véronèse et Titien ayant déjà tiré leur révérence : « un seul demeure, ce vieillard septuagénaire qui va bientôt quitter la scène à son tour et qui le sait ». Sartre ne souligne que le regard désespéré, fatigué de cet homme à barbe blanche, dont on ne distingue que les yeux, et dont on ne voit ni les oreilles, ni la bouche.
Le Tintoret n’a pourtant rien à cacher et cette exposition de sa faiblesse pourrait le perdre définitivement ; mais aux yeux de Sartre, elle le grandit, confirmant le jeu du « qui perd gagne », qui préside à toutes ses biographies existentielles. Tout semble construit dans ce tableau pour faire ressortir le regard du peintre : il émerge de l’obscurité, dans le contraste de sa barbe blanche, et « ces deux soleils noirs sont des symboles : ils incarnent le Génie de la peinture, ils manifestent la Puissance de la Vision ». Pour autant, Dieu est absent, car ce n’est pas Lui que Le Tintoret interroge, mais nous, ou plutôt lui-même à travers nous : il se cherche hors de lui et c’est cette intentionnalité qui produit une tension muette entre lui et nous, car « par la vue, l’homme se jette hors de lui sur moi, il ne me lâche pas ». Le Tintoret paraît chercher une confirmation de son existence dans le regard de ses futurs observateurs.
Très vite donc, la peinture se transforme en tribunal : elle semble offrir le procès, ou plutôt l’autocritique, d’un homme qui se demande quel fut son crime, pourquoi il fut incompris de son époque, devenant le premier « peintre maudit » ; et l’accusé ne tarde pas à devenir l’accusateur il accuse les hommes de ne pas l’avoir aimé, mais aussi et surtout il accuse la vision de ne pas avoir tenu ses promesses : « on dirait qu’il pousse à la limite sa capacité de voir pour mieux disqualifier la vision ».Ainsi l’autoportrait du Tintoret, loin de nous rassurer à la façon des portraits officiels, nous questionne indirectement (modèle, peintre et spectateur compris) sur les limites de la peinture : si elle ne parvient à pas à nous rendre ce que l’existence nous a volé, à savoir l’innocence et la plénitude originaires, est-ce parce qu’elle est une tentative vaine, ou bien parce que nous lui en demandons trop ?
Le Tintoret, en cela précurseur de l’artiste « moderne-maudit », contemple, avec nous et à travers nous, son triple échec : échec de l’homme (Venise ne lui rendra aucun hommage à sa mort), échec de l’artiste (il doit faire semblant d’imiter les autres pour recevoir des commandes), échec de l’œuvre (elle scandalise le corps social et religieux en peignant le corps humain dans tout son poids). Autrement dit, si le portrait peut être un tissu de mensonges, soumis à la raison d’état, l’autoportrait peut, en confrontant l’individu à sa propre contingence, produire comme un aveu de faiblesse, un nouveau testament de la condition humaine. Le portrait pourrait , grâce à l’autoportrait, devenir le modèle de toute représentation. D’ailleurs, dévisager, n’est-ce pas l’acte humain et philosophique par excellence ?
Ce qui pouvait ressembler à une sanction (celle du regard d’autrui) devient alors une chance à saisir, pour trouver l’homme vrai derrière l’homme représenté : « Voilà notre chance, saisissons-la. Nous cherchions un homme et nous tombons sur son Autre, tant mieux : c’est le bon chemin ».