SAV DE LA PHILO
LA DOUBLE DE VIE DU CONCEPT DE VIE
Pour un seul mot latin VITA, il existe deux mots grecs BIOS et ZOE qui indiquent d’ores et déjà une double direction : ZOE désigne les fonctions vitales propres à l’organisme vivant ZOON donc la vie comme principe d’animation et de croissance que l’on reçoit, que l’on donne ou que l’on perd, celle qu’il est nécessaire de gagner pour survivre, en trouvant des vivres, en mangeant de la viande ou en allant gagner son bifteck ; tandis que BIOS désigne le mode de vie, la manière de vivre et d’agir, c’est la vie que l’on a ou que l’on mène et qui peut un jour devenir belle, spirituelle, voire éternelle ; c’est aussi celle qui peut se doubler d’une réflexion éthique (bio-éthique).
Or on constate que l’usage de ces termes a curieusement provoqué un déplacement sémantique et brouillé les pistes: c’est la biologie qui finit par désigner l’étude du fonctionnement du vivant par opposition à l’inerte et c’est la zoologie qui étudie le mode de vie des espèces animales en excluant les végétaux, comme si les animaux relevaient déjà d’une entité supérieure par leur comportement, annonçant la société des hommes.
1ère distinction / Néanmoins, au-delà de cette confusion sémantique qui pourrait induire des amalgames douteux, la dualité demeure entre la vie et le vécu, entre d’une part la nécessité contraignante de la ZOE que l’on ne choisit pas, qui nous tombe dessus comme une donnée étrangère dont nous ne maitrisons pas le cours ; décliner la vie en dépassant la condition d’être sensible, en lui donnant un sens autre (une signification et une direction). Le passage de la vie comme symbole de croissance et de force au vécu comme symbole de maitrise et de choix est donc l’enjeu fondamental de toute vie humaine : il s’exprime d’ailleurs déjà dans notre rapport à la nourriture ; on peut croquer la vie à pleines dents (boulimie de plaisir) ou bien souffrir de nausées (anorexie mentale) : le goût ou le dégoût de la vie s’exprime dans nos assiettes. Certains aliments possèderont à cet égard une force symbolique qui dénote à elle seule l’ambivalence du concept de vie : le vin (cf Michel Onfray, « La raison gourmande ») possède une charge imaginaire comme nul autre aliment (à part peut être le pain, le lait et le bifteck) ; même s’il n’y a pas de rapport étymologique entre vie (vita) et vin (vinum), il y a au moins une proximité phonétique et symbolique ; dans la tradition judéo-chrétienne l’histoire du vin est liée à l’histoire de l’homme, puisqu’après le Déluge d’eau que Dieu lance contre les hommes, tout périt sauf Noé et son zoo portatif où sont rassemblées en binômes les principales espèces ; une fois la colombe revenue, portant un rameau d’olivier qui prouve que toute vie n’a pas disparu de la surface de la terre, Noé peut célébrer ses retrouvailles avec la vie terrestre en plantant des vignes ; à l’eau divine se substitue la vie et le vin des hommes, il est le premier, bien avant Jésus, à changer l’eau en vin, une histoire où l’on découvre que la survie du zoon implique le travail, la patience et la douleur du négatif (il ne récolte ses premières grappes de raisins que 4 ans plus tard) ; mais aussi que l’on peut conjurer la pesanteur de la vie par l’ivresse, le vin étant aussi un moyen de se faire léger, de déraisonner grâce au raisin, de s’élever au dessus des vivants : ce même trouble de l’âme occasionné par le vin deviendra même un rituel religieux permettant de communier avec le sang du Christ (on transforme ainsi le fruit défendu en moyen de communication avec un Dieu humanisé). Le vin est donc à la fois un remède vital et existentiel, un moyen de survie au sein de la nature et d’élévation au-dessus de la nature, vers le surnaturel ; l’homme change l’eau en vin comme il change la nature en culture, il permet la transmutation du vivant en vécu spirituel (spiritueux), Barthes : « il est avant tout une substance de conversion, capable de retourner les situations et les états, et d’extraire des objets leur contraire » tandis que le lait symbolisera pour sa part le retour à la mère-nature : « le lait est cosmétique, il lie, recouvre, restaure » (« Mythologies »). Double connotation que l’on retrouve dans le bifteck, qui possède aussi sa part de force vitale et d’élévation morale : « Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C’est le cœur de la viande, c’est la viande à l’état pur, et quiconque en prend s’assimile la force taurine … Manger le bifteck saignant représente donc à la fois une nature et une morale ». Notre vie quotidienne se nourrit de mythes collectifs inconscients qui prouvent que même les éléments de subsistances les plus naturels font déjà l’objet d’une interprétation culturelle.
A cet égard, l’idée de vie, comme l’idée de nature, ne saurait être naturelle en elle-même, elle fait toujours déjà l’objet d’une subjectivation, alors qu’au départ elle s’impose comme une pure donnée objective. C’est précisément ce passage de l’objectivité du vivant à la subjectivité du vécu qu’il va falloir questionner. Nul n’a choisi de vivre : personne n’est venu avant notre naissance nous demander si nous voulions vivre et encore moins vivre cette vie-là : la vie donnée/ zoe serait un cadeau empoisonné ou une donnée contingente qui nous est donné sans mode d’emploi et c’est à la vie vécue/bios qu’il incomberait de lui en trouver un, de lui donner une orientation singulière. On s’aperçoit donc que la vie/zoe est une donnée sensible et universelle qui pour l’homme doit se décliner au singulier sous la forme d’une vie véritablement vécue, une existence qui ne se réduise pas justement à une vie de chien ou de légume, qui l’élève vers une certaine intelligence de la vie, et pourquoi par un art de vivre (ars vivendi). C’est donc une aspiration proprement humaine que de vouloir élever au-dessus de la vie, orienter la zoe vers la bios, la vie vers l’existence : être en vie ne suffit pas, encore faut-il lui donner un sens. Dans un film de Marcel Carné, « Hôtel du Nord », avec Arletty, les personnages se plaignent ainsi de leur sort, de leur impuissance à transformer leur chienne de vie en vie de pacha : « Ma vie n’est pas une existence… » dit l’un, « Ah ben si tu crois que mon existence est une vie ! » répond l’autre ; autrement dit, l’un regrette de ne pas pouvoir donner de sens à sa vie, de faire quelque chose de sa vie pour la transformer en existence, il se sent enfermé dans le déterminisme biologique ou social, tandis que l’autre, à force de méditer sur la vie, a peur de ne pas pouvoir en profiter et en jouir. Ce dialogue semble assez bien résumer le problème de l’homme face à la vie : c’est l’aporie du vivant qui sait qu’il vit : soit se contenter de la vivre sans la penser, aux risques de la rendre morne, absurde, soit penser sa vie au risque d’oublier de la vivre et d’en jouir ; lorsque nous avons l’impression d’avoir « raté » notre vie ou de ne pas avoir une « vraie » vie, c’est soit parce qu’on la pense trop soit parce qu’on ne la pense pas assez, et nous oscillons entre deux rives sur lesquelles nous échouons parfois : l’inconscience heureuse du vivant ou la conscience malheureuse du vécu.
2ème distinction / Nous pouvons qui plus est distinguer la vie du vivant : le vivant (concept) est un être doué de vie, se développant et se nourrissant en relation avec le milieu externe, se reproduisant et se réparant lui-même : cela revient à donner une définition en extension de la vie (opération qui consiste à spécifier tous les objets ayant des caractéristiques qui tombent sous un concept ici les êtres vivants) ; il existe donc un rapport métonymique du vivant à la vie (la partie pour le tout) ; mais la vie est une notion double, selon qu’on privilégie sa dénotation et sa connotation, la définition en compréhension (opération qui consiste à spécifier les propriétés caractéristiques des objets qui tombent sous un concept ) étant à double détente : la vie est à la fois (dénotation) l’ensemble des caractères propres aux organismes animés et aux végétaux (croissance, reproduction, assimilation) + (connotation) la durée de l’existence humaine et l’ensemble des événements qui s’y déroulent. La vie utilisée au second sens est une synecdoque de la vie au premier sens car l’existence vécue fait partie de la vie alors que la réciproque est fausse.
La vie, du fait de cette amplitude existentielle qu’elle peut prendre, est donc plus et autre chose que le vivant, elle le déborde de tous côtés, et ce même quand il s’agit seulement de définir le vivant : dès l’origine, comme le principe qui insuffle la vie au vivant (origine de la vie) ; pendant que le vivant vit sa vie, par le travail de la pensée (vécu) et après lorsque la mort vient poser la question de la continuation de la vie par d’autres moyens (une vie après la mort). La définition de la vie pose problème plus que la définition du vivant qu’il est possible de circonscrire à partir de la naissance de la biologie (19ème) : on pourrait la rapprocher de la définition du temps par St Augustin dans « les Confessions » livre 11, ch 14 : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus » ; l’évidence de l’intuition sur le mode du vécu semble rendre impossible la certitude d’une définition sur le mode de la connaissance ; difficulté de définition paradoxalement associée un sentiment d’évidence, puisque rien ne nous touche plus de près. La notion de vie semble en fait souffrir de son statut d’intermédiaire entre la matière et l’esprit : prise en sandwich entre les deux, elle ne possède ni la clarté de l’expérience concrète et sensible de la matière, ni l’évidence de l’expérience intime de l’introspection. Ces domaines privilégiés de la connaissance que sont la matière (avec la physique) et l’esprit (la psychologie) l’enferment dans un dilemme et une ambivalence permanents, puisque la vie participe des deux à la fois : il y aura toujours dans le biologique une forme d’équivoque que le terme de « vécu » traduit assez obscurément ; il n’aura jamais l’objectivité et l’universalité de la matière, ni la noblesse et la réflexivité de la pensée. Il y aura donc dans l’histoire de la notion de vie essentiellement deux manières de gérer cette ambivalence, cette double appartenance : soit tirer la vie du côté de la matière inerte, soit tirer le vivant du côté de l’esprit. D’ailleurs, on pourrait dire qu’il y a essentiellement deux types de modèles, deux paradigmes du vivant dans l’histoire des sciences auxquels toutes les autres théories se ramènent : celle d’Aristote, qui est conforme à ce que nous observons couramment (plus « intuitive ») mais qui suppose une entité, l’âme, que la science moderne, réfute ; et celle de Descartes, qui s’accorde moins avec le visible mais plus avec la science moderne, la biologie de laboratoire. Cependant toutes les deux reviennent à nier la spécificité de la vie puisque pour la première (Aristote) toute la nature est vivante et la physique est déjà conçue comme une biologie, on ne distingue guère l’inanimé du vivant, on tire l’inanimé vers le haut (le finalisme en sera une variante en introduisant une intentionnalité dans la nature) ; tandis que pour la seconde (Descartes), c’est l’inverse : tout, dans le vivant, est ramené à la mécanique de la substance étendue, la biologie est conçue sur le modèle de la physique mécaniste (dont le Darwinisme, avec le mécanisme de la sélection naturelle, sera une variante). La biologie et le vivant occupent donc une position de centre mais qui n’est pas centrale, puisque c’est un centre que l’on finit toujours par contourner (comme dans un rond-point dont le centre serait mal défini, quelque part entre la physique et la psychologie). C’est la question la plus embarrassante qui soit : qu’est-ce que la vie ? De même Locke constate son caractère irritant: « Il y a peu de gens qui ne le prissent pour un affront si on leur demandait ce qu’ils entendent en parlant de la vie » (Essais III, 10)…
LA VIE EST ELLE UN SONGE ?
*On constate que la vie, d’ordinaire, se situe à l’opposé du rêve et du songe car il s’agit avant tout de la vie au sens de ZOE, c’est-à-dire la vie comme principe d’animation et de croissance que l’on reçoit, que l’on donne ou que l’on perd, celle qu’il est nécessaire de gagner pour survivre, en trouvant des vivres, en gagnant son bifteck. Cette vie-là est d’autant moins une vie rêvée qu’elle comporte une part de nécessité contraignante, il s’agit de la vie que l’on n’a pas choisie de vivre puisque nul n’a choisi de naître, qui nous tombe dessus comme une donnée étrangère, et dont nous n’avons pas décidé des modalités : avoir à respirer pour ne pas suffoquer, à manger pour ne pas dépérir, à boire pour ne pas avoir soif. La concrétude et la contrainte de la sensation de vivre ne semblent donc pas à première vue compatibles avec une vie rêvée, ce serait même plutôt l’inverse : c’est la vie quotidienne et réelle qui précède et rend nécessaire la construction d’un rêve par-dessus le marché des choses, parce que le réel ne nous suffit pas (ce qui justifiera l’oeuvre d’art : l’artiste est celui à qui le monde ne suffit pas) : le songe est le lieu où je me réfugie quand le réel me blesse, le lieu où mes désirs se réalisent alors que le réel me frustre, au point de devenir envahissant ; or si le rêve ou la rêverie me font oublier les déceptions du réel, cela présuppose qu’il y a bien une réalité de la vie qui serait première. Dans ma vie quotidienne, la plupart du temps, je ne me demande pas si je rêve, puisque je sais et je sens que je vis, de façon évidente et automatique : la complainte habituelle de la vie concernerait plutôt sa répétition que son invention : « métro, boulot, dodo », la rime en o symbolisant l’enfermement parfait, du mécanique plaqué sur du vivant, la monotonie de ce qui est de trop, chaque élément étant une caricature de la vie : le métro étant la caricature du voyage, le boulot celle du travail, et le dodo celle du plaisir et de l’inconscience heureuse. Et même si cette évidence première n’a pas besoin en soi d’être démontrée, si l’on me demandait : « comment pouvez-vous être sûr de vivre cette vie et d’être là en train de nous parler? », il y aurait deux manières de répondre positivement à cette injonction :
- Tout d’abord, il y a une présence immédiate et indubitable des choses sur le mode perceptif, un savoir perceptif qui ne laisse pas de doute sur la distinction entre réalité et fiction : au moment où j’éprouve une sensation, il n’y a ni délai ni décalage entre le moment où je sens et le moment où ma conscience intentionnelle vise la sensation éprouvée. Je ressens la vie sur un mode intuitif càd comme perception immédiate et indubitable, qui possède en elle-même sa propre évidence. On pourrait dire à cet égard que la vie est index sui, qu’elle se ressent sur le mode d’une auto-affection : la distance n’est pas si grande entre ce que je suis et ce que je sens, les sens sont la garantie d’une certaine présence à soi-même, avoir un corps c’est se sentir exister, il suffit d’essayer d’imaginer ne pas en avoir pour s’en convaincre, je suis ce que je sens. L’expérience sensible est donc première à la fois d’un point de vue chronologique et logique : nous sentons avant de penser et notre présence au monde est une donnée irréductible. La conscience imaginaire se construit donc par-dessus et contre la conscience percevante : elle crée une faille dans l’espace-temps pour venir s’y loger et pose une « thèse d’irréalité » comme le montre Sartre dans l’Imaginaire : là où la conscience percevante réalise, la conscience imageante irréalise. « L’irréel est produit hors du monde par une conscience qui reste dans le monde et c’est parce qu’il est transcendantalement libre que l’homme imagine » ; tandis que la conscience percevante est présence au monde et se donne un objet comme présent, la conscience imaginaire est néantisation, négation du monde puisqu’elle se donne un objet comme absent ou inexistant. L’imagination doit se comprendre comme l’intention d’échapper au caractère massif et envahissant du réel, tel qu’il est décrit dans La Nausée ; l’imaginaire est un anti-monde qui sert d’anti-nauséeux, dans un rapport presque sadique au monde, qu’il détruit en le posant à distance. Tout imaginaire est une manière d’inscrire du néant dans l’être ; la conscience cherche dans l’imaginaire ce qu’elle ne peut pas trouver le monde déjà là : la néantisation du monde, càd l’acte par lequel la conscience fait surgir du non-être au sein du monde, lequel demeure en arrière-fond : d’où une néantisation qui n’est pas un anéantissement total du monde. Cela implique seulement une position de recul de la conscience par rapport au monde dont elle s’extrait : et c’est l’envers de la liberté même de la conscience. L’imagination n’est donc pas une simple faculté parmi d’autres mais LA faculté qui permet à la conscience de s’opposer au monde, et cette libération ne peut se faire que sur fond de monde et atteste de l’existence du monde perçu. Dans l’image que je vise, l’intuition sensible de la chaise est donnée comme impossible, faisant défaut, absente alors que la chaise perçue nous encombre de sa présence.
- Et si je peux m’entraver dans cette chaise c’est parce qu’elle est soumise, tout comme mon corps, aux lois physiques, tandis que dans le rêve, je ne suis soumis à aucune loi de la nature ni à aucune forme de causalité logique ou nécessaire (je peux rêver que je vole ou que je traverse les murs). Il y a un caractère d’étrangeté et d’aliénation du rêve, dû à des processus de construction qui ont été décrits par Freud, comme le déplacement(un détail insignifiant peut être la clef du rêve, d’où une répartition mensongère du scenario) ou la condensation (un seul personnage peut jouer le rôle de plusieurs), toutes sortes de processus de construction qui me font devenir autre, ce qui témoigne indirectement de la familiarité et de la reconnaissance spontanée de l’identité de la vie. Autrement dit, c’est la vie ordinaire telle que nous la percevons qui détermine les critères de réalité et d’irréalité, c’est ce que nous sentons lorsque nous nous sentons vivants qui nous permet de conférer au rêve ce manque de familiarité.
- CF Et c’est justement la vie réelle ordinaire que semble regretter Rimbaud dans « Une saison en enfer », quand il décrit métaphoriquement l’enfer amoureux de sa relation avec Verlaine (la vierge folle !) : aimer à la folie, c’est mourir à la vie quotidienne, c’est être entraîné hors du monde, l’amoureux passionné s’exile lui-même de la vie, c’est un damné de la vie pour qui « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde ». Il ne faudrait pas ici faire de contre sens sur la phrase de Rimbaud et croire que l’illusion est voulue par le poète qui par son intermédiaire accèderait à des vérités plus hautes ; ici le songe ne nous rend pas visionnaire et n’a pas de fonction supra-psychologique ; la fiction est une fuite en avant que l’on subit et qui nous éloigne de la vraie vie, tel un rêveur morbide.
- Nous pourrions alors prolonger cette peur de perdre le fil d’Ariane de la vie en nous appuyant, comme l’a fait Descartes au début de sa première méditation métaphysique, sur un raisonnement par l’absurde, à savoir l’argument de la folie : au &3, la résolution de douter des sens (doute naturel) à peine prise, Descartes s’oppose déjà un argument à lui-même, une sorte de principe de précaution psychologique contre les ravages d’un doute absolu : il y aurait une « extravagance » du doute, et le comportement du philosophe qui s’obstine à tout nier serait semblable à celui d’un fou qui nie ce que pourtant il perçoit (sa nudité, sa pauvreté etc). Appliquer le doute aux sens, c’est donc prendre le risque d’entrer dans un délire schizophrénique, où je crois être là-bas alors que je suis ici, faire ceci alors que je fais cela, bref où je crois être celui que je ne suis pas, ce qui donne tout son sens au terme d’aliéné (de alien = l’autre en latin). On remarquera deux choses à propos de la définition de la folie qui résulte de cet argument : tout d’abord, il s’agit d’une définition très moderne de la folie comme discours délirant sur le réel, une partie du moi ne tient pas compte de la réalité et lui substitue des représentations fantasmagoriques, le sujet est coupé du monde, enfermé sur sa propre subjectivité, il y a comme une obturation du ça ; en même temps, cette définition de la folie repose sur un consensus autour d’un témoignage objectif : tout le monde s’accorderait à dire qu’il y a bien une chaise ou un corps ici, sauf le fou qui s’auto-désignerait ainsi par son discours incohérent. Le partage d’un monde intersubjectif avec les autres et l’expérience de l’environnement objectif sont donc eux aussi des indices de la réalité de la vie : d’ailleurs, quand-bien même nous aurions un doute, c’est à autrui que nous demandons « pince-moi » pour vérifier que l’on n’est pas en train de rêver, comme pour avoir la confirmation par l’extériorité de nous-mêmes de ce que nous savons déjà à l’intérieur de nous-mêmes. La sensation de pincement doit confirmer la véracité des apparences sensibles que nous pourrions être tentés de remettre en cause. Tout porte à croire donc que la vie n’est pas un songe.
- Cependant, c’est un fait, il nous arrive de douter du réel, sinon nous n’aurions pas besoin de ce rituel de vérification : il y a une réalité du doute qui témoigne du caractère douteux de la réalité. Dans ce cas, ne faudrait-il pas faire varier la définition du fou et du réel : et si le fou n’était qu’un halluciné sujet à des visions qui s’imposent à lui, dans ce cas notre conscience immédiate ne pourrait-elle pas, elle aussi, participer d’une illusion semblable au rêve ? Dans ce cas n’est-il pas légitime et nécessaire d’éprouver, comme le philosophe, un sentiment d’irréalité face aux choses ? Après tout, le philosophe est bien quelqu’un qui passe parfois pour un fou dans la mesure où il pose des questions que les gens « raisonnables » ne se posent pas, cela ne l’empêche pas d’avoir (parfois) raison seul contre tous … !
- *** C’est exactement la vocation de l’argument du rêve qui suit dans le &4 des MM : l’argument de la folie n’était qu’un opérateur rhétorique destiné à introduire et à justifier l’argument du rêve, selon lequel l’homme qui rêve est comme un fou éveillé : le rêve est en effet une expérience intermédiaire entre la réalité et la folie, puisque c’est un dédoublement quotidien entre moi et moi-même ; Freud, encore une fois, ne dira pas autre chose, puisque lui aussi se servira de la banalité et de l’universalité du rêve (tout le monde rêve, toutes les nuits) pour démontrer l’existence de l’inconscient (le rêve sera la voie royale pour la découverte de l’inconscient), et pour montrer qu’il n’y a pas que les fous qui possèdent un inconscient. De la même manière, Descartes applique à un acte quotidien l’extravagance de la folie, l’argument du rêve est donc un levier psychologique qui permet de radicaliser le doute. Il y a là encore deux manières d’abonder dans le sens de cette hypothèse pour le moins baroque :
- Jusqu’ici, nous avons établi l’évidence du réel à partir d’éléments de comparaison : la vie était réelle et présente par comparaison avec le rêve qui ne l’était pas, le discours du fou était jugé délirant par comparaison avec celui des gens normaux ; mais si le doute venait à ronger à son tour ces représentations du réel, et s’il nous montrait que ce ne sont que des re-présentations subjectives du réel, càd une manière à chaque fois nouvelle de se le présenter, alors la folie ne serait plus dans la négation du réel, mais dans l’affirmation du réel, et la folie du fou deviendrait comme un aiguillon, qui nous indique que c’est peut-être l’homme ordinaire de la vie quotidienne qui se leurre, plus encore que le fou : ce serait de la folie de ne pas douter de tout dans ce cas-là ! Descartes s’appuie ici implicitement sur le scepticisme antique, tel qu’il est exposé par exemple dans le trope (mode, arguments sceptiques rapportés par Agrippa fin 1er ap JC) de la régression à l’infini : si j’emploie les sens pour prouver une évidence sensible, je dois prouver la véracité des sens en eux-mêmes, si j’emploie l’évidence intellectuelle, c’est celle de la raison qu’il faudra justifier, si j’emploie le témoignage d’autrui, ce sera l’existence d’autrui. Tous les sensibles et les intelligibles ne sont que des relatifs , donc chaque critère renvoie à un autre critère et à chaque preuve nous serions en droit de demander de « prouver sa preuve ». Le fait que nous soyons seulement de temps en temps victimes d’une illusion hallucinatoire ne doit pas nous rassurer pour autant, car alors rien ne nous empêche de considérer que nous le sommes en permanence et que la vie toute entière n’est qu’un rêve : tel est le mouvement hyperbolique (exagéré) du doute sceptique ou cartésien qui conduit à mettre en jeu l’existence même du monde.
- Nous pourrions aussi nous appuyer sur ce que nous pourrions appeler le réalisme du rêve : le rêve produit l’impression de vivre des sensations et des situations qui semblent posséder le même degré de réalité que la vie concrète ; ce sera d’ailleurs confirmé par Freud sous le terme de « dramatisation » (au sens anglais de drama= la pièce de théâtre) : nous sommes les réalisateurs et les acteurs d’une pièce de théâtre, et nous faisons comme si nous vivions ce que nous jouons ; le rêve met en scène un désir par la réalisation hallucinatoire d’une situation ; il est « la réalisation déguisée d’un désir refoulé ».
Dans ce cas, la réalité n’a pas plus de poids qu’un songe et la vivacité de notre adhésion au concret est comparable à celle qui nous emporte dans le rêve. Ici il faut donc opérer une redéfinition plus large du mot « réel » : est réel, non pas ce qui existe en soi objectivement, mais tout ce qui est visé par une conscience, tout ce qui existe pour elle, que cela soit vrai ou faux. Dans ce cas, il y a bien une réalité du rêve pour la conscience de celui qui fait le rêve. Or si lorsque je rêve, je crois être dans le réel, rien n’empêche de croire que lorsque je crois vivre, je ne suis pas en train de rêver. Il suffit que j’ai l’impression d’être éveillé quand je dors pour avoir l’impression de rêver quand je me crois éveillé : l’incertitude née pendant le sommeil a gagné l’état de veille, et lorsque Descartes nous dit qu’il n’est pas sûr d’être en train d’écrire les Méditations, notre engagement perceptif est contaminé par le doute et nous nous demandons à notre tour si nous sommes bien en train de les lire ! C’est le propre de l’illusion de ne pas savoir que l’on s’y trouve (illudere en latin signifie = se jouer de = il y a comme un mensonge à soi-même puisque je suis à la fois le sujet et l’objet de l’illusion, le bourreau et la victime) donc au moment où je rêve, je ne sais pas que je suis en train de rêver et, à la différence de l’erreur qui s’accompagne seulement d’un manque (je ne sais pas), l’illusion s’accompagne d’une réalité positivement pleine, d’un trop plein d’images qui se fait passer pour la réalité vraie (je ne sais pas que je ne sais pas parce que je crois savoir). C’est pourquoi elle possède un caractère louche, obsédant et fatal. D’ailleurs, la confusion peut être telle que lorsque nous nous réveillons d’un cauchemar, bien contents qu’il ne soit qu’un rêve, le malaise psychologique qu’il a instauré en nous nous poursuit encore pendant des heures et nous ne parvenons pas à nous décentrer de ce malaise comme si nous avions vécue la situation rêvée … C’est donc bien qu’il y a un impact sur le psychisme.
- Ces deux idées, à savoir la relativité de nos représentations subjectives et la force de persuasion du rêve, se retrouvent dans l’œuvre de Schopenhauer, « Le monde comme volonté et comme représentation » : il souligne notamment que nous ne sommes pas en mesure, au moment où nous rêvons, d’établir une comparaison entre la vivacité du rêve et celle de la perception sensible, seul l’enchainement causal et chronologique des deux donc la succession rêve/réveil permet une prise de conscience rétrospective du rêve en tant que tel : nous ne savons que nous avons rêvé qu’une fois réveillés, quand le pont (chrono)logique est coupé entre le récit du rêve et le récit de la vraie vie, quand la causalité est rompue entre ce qui se passait dans le rêve et ce qui se passe dans notre vie (j’étais en train de conduire une voiture et je me retrouve alitée, il n’y a plus de cohérence causale possible entre le passé et le présent, le fil du récit est rompu) ; on retrouve ici une vérité récurrente : c’est la différence qui fait la conscience, seule la différence fait la conscience du rêve. La conscience qui s’éveille devient une alternative au rêve qui devient rétrospectivement un simple rêve, la négation ne vient au monde que par la conscience qui décide de rompre avec ce qui était, il faut donc être déjà sorti du rêve pour être certain d’en être sorti ! Il n’y a de conscience du rêve que rétrospective. Qui plus est, ajoute Schopenhauer, il y a dans les rêves des éléments perçus dans la vie quotidienne qui se trouvent réutilisés au sein d’une logique propre au rêve : l’imagination est une faculté au moins autant reproductrice que créatrice, puisque je ne peux imaginer qu’à partir d’éléments déjà perçus dans la vie réelle, seule la combinaison entre les éléments est absolument nouvelle (les montres molles de Dali ne sont jamais que l’association, certes surréaliste, du concept de montre et de celui de mollesse, la réalité s’invite donc en permanence dans l’image et le rêve). Et réciproquement, le rêve s’invite dans la réalité, il y a dans la vie une part d’incertitude et de flottement dans l’enchaînement des évènements qui nous échappe et fait que la causalité de la vie vécue n’est pas forcément plus claire que la causalité rêvée : c’est bien ce que nous exprimons lorsque nous disons « la réalité dépasse la fiction » : la réalité sera toujours plus riche que l’image que je peux en concevoir, le réel est gros d’un possible qui dépasse toutes les prévisions et toutes les attentes, il y a un sens implicite du réel qui tend déjà vers l’imaginaire puisqu’il fait surgir de l’imprévu et du non-encore vécu dans le vécu. De chaque instant vécu peut jaillir une absolue nouveauté qui impose sa signification au réel. Ex : L’aventure amoureuse nous donne ainsi l’impression de vivre un rêve éveillé, et de re-vivre, càd de loger à nouveau du possible dans le réel ; le possible semble pousser sur le réel comme la mousse sur les arbres, c’est le réel qui crée du possible et non plus le possible qui crée du réel. Toute la matière du monde, pas seulement celle des rencontres, peut être une matière à la rêverie, comme l’a souligné Bachelard : c’est un peu la même chose que lorsque j’entrevois des formes et des images au sein d’une tâche d’encre, qui pourtant se rapproche de la chose en soi minérale : « l’encre peut faire un univers, si seulement elle trouve son rêveur » (Bachelard).
- Du fait de cette imbrication réciproque du réel dans le rêve et du rêve dans le réel, et de cette incompatibilité temporelle entre le moment du rêve et le moment de la veille, il n’existe donc pas de critère infaillible, càd interne et différentiel, de distinction entre le discours que je me tiens à moi-même en songe et le discours que je me tiens lorsque je suis éveillé. Si bien que « la vie et les rêves sont les feuillets d’un livre unique ». Rien n’empêche donc que la vie ne soit qu’un long rêve dont nous ferions la lecture suivie, et au sein duquel nous ferions des rêves qui viennent rompre de temps en temps la cohérence du récit, mais « c’est toujours le même livre que nous lisons ». Il y a une vitalité du rêve et une rêverie de la vie à cause du flou perceptif dans lequel nous vivons : le réel déborde toujours de lui-même, comme si l’imaginaire était le son sens implicite du réel.
- TR : Quand bien même une petite voix intérieure me dirait : « tu en train de rêver », soit elle fait partie du rêve et ne met pas fin à l’illusion puisqu’il m’est impossible d’en prendre une conscience réflexive, il s’agit d’une réflexion imaginaire et je suis encore pris par mon rêve ; soit je m’éveille de façon fugitive et je ne confond plus le rêve avec la perception, ma conscience réflexive pose le rêve pour ce qu’il est : il semble donc que même si rêve et perception sont le prolongement l’un de l’autre, par contre rêve et réflexivité soient incompatibles, incompossibles. On remarque que, paradoxalement, on peut conclure de cette extériorité réciproque entre le rêve et la réflexivité aussi bien l’évidence de la perception du rêveur (tant que je ne me réfléchis pas, je ne sais pas si ma vie est un rêve ou non), que la force discriminatoire de la réflexion : à partir du moment où je me réfléchis, nul doute n’est plus permis.
*** Autrement dit, comme le souligne implicitement Sartre dans l’extrait de « l’Imaginaire », si la vie perceptive, dans son adhésion au réel, rend floue la frontière entre la vie et le rêve, la vie réfléchie, autant dire l’existence qui se pense, elle, provoque un éclatement du sujet, un dédoublement du moi qui renforce la conviction d’être là, d’être au monde. Il n’y a d’obscurité de la vie rêvée que pour et par la clarté de la conscience : l’un fait exister l’autre. Ce qui produit un renversement de situation, car nous découvrons alors que ce qui semblait rendre la vie certaine (du point de vue sensible et vital) est ce qui la rend douteuse du point de vue de la pensée et ce qui la rend la vie perceptive douteuse est aussi ce qui la rend certaine d’un point de vue réflexif. Le fait même de douter de la vie obture le doute, puisqu’il se saisit lui-même à l’œuvre en train de douter des choses. Douter de la véracité de la vie, c’est affirmer la pensée de l’existence, donc la vie qui la sous-tend. On retrouve ici le même processus que pour la découverte du cogito cartésien au début de la IIde MM : alors même que je tente de me persuader que je ne suis rien, j’affirme que je suis encore quelque chose puisque je pense que je ne suis rien. La vie cessera donc d’être un songe à chaque fois que je prendrai conscience qu’elle en est un.
EX 1 : De la même manière, le cinéma, comme toute contemplation esthétique, est un « rêve provoqué » selon l’expression sartrienne, avec la complicité de chaque spectateur qui fait comme si les images et le récit étaient réels en soi ; certes ils ont une réalité pour la conscience puisque lorsque nous sortons de voir un film, ou d’un musée, c’est comme un retour à « l’écœurement nauséeux qui caractérise la conscience réalisante » remarque Sartre (aveuglés par la lumière du jour ou agressés par le bruit ambiant) ; mais nous pouvons choisir à tout instant de sortir de cette posture psychologique, nous pouvons à tout moment décider de rompre la contemplation esthétique et nous dégager de la posture imaginaire qui consiste à « faire comme si » (il suffit que l’on soit dérangé par des spectateurs bruyants).
- EX2 : Même l’art baroque témoigne de cette prise de conscience de l’illusion qui rend illusoire l’idée d’une illusion totale : bien sûr, est baroque tout ce qui privilégie le mouvement, la fugacité des choses, la métamorphose, le reflet trompeur, par opposition à ce qui est stable et défini, l’ordre et la loi du classique ; l’imaginaire baroque est donc une mise en abyme qui donne la sensation de vertige et provoque la dérive du spectateur. Mais derrière le thème baroque du théâtre du monde (theatrum mundi), selon lequel la vie ne serait qu’une mise en scène labyrinthique, un décor trompeur, on devine déjà la volonté de lucidité et de discernement ; car non seulement toute illusion suppose un illusionniste, un metteur en scène capable de fabriquer l’illusion donc de la mettre en perspective avec le vrai (souvenons-nous que l’art baroque est un art de la contre-réforme, visant à renforcer la puissance religieuse catholique), ici l’illusionniste sera par exemple l’artiste-peintre qui manipule et maîtrise les images qu’il projette dans les faux plafonds ; de la même manière que l’on devine, derrière l’hypothèse du malin génie de Descartes, une lueur d’espoir puisque lorsque à la fin de la Première méditation il imagine un démon puissant qui pourrait vouloir que je m’illusionne à chaque instant, il sera d’autant plus facile de le combattre que c’est le fruit de ma propre imagination et qu’il ne peut rien faire de plus que ce que j’imagine de lui (car le maximonstre est en moi, le ver est dans le fruit). Et, qui plus est, s’il s’avérait que ce malin génie existe vraiment, le spectateur pourra toujours déployer les armes du doute et de la désillusion pour dénoncer l’illusion comme telle. Le regard baroque, ce n’est donc pas seulement le regard de celui qui se laisse prendre au piège des apparences, mais c’est aussi et surtout le geste de celui qui se frotte les yeux pour s’assurer que le monde est bien présent parce qu’il a conscience du caractère tragique, tourmenté et incertain de la vie humaine.
- Par conséquent, si l’illusion relève de la vie, la désillusion relève de l’existence. Il y aurait finalement deux manières de s’illusionner sur la vie, de ne pas la vivre : l’une qui consiste à se perdre en elle, à se laisser subjuguer par un flots de perceptions qui ne nous laissent pas le temps de nous ressaisir (fuite en avant où l’on s’affaire dans le monde pour s’oublier soi-même); l’autre qui consisterait à s’en échapper pour se créer un monde imaginaire, au point de préférer la vie imaginaire à la vie réelle, de lui préférer les avatars d’une vie virtuelle où tout est possible (second life), alors que le réel n’est jamais que ce qu’il est ; tel est le cas du rêveur morbide, remarque Sartre, il « s’imagine être roi mais ne s’accommoderait pas d’une royauté effective ». Dans les deux cas, la vie se masque à elle-même sa propre vérité : conscience perceptive et imageante peuvent être ici renvoyés dos à dos car elles rendent le dévoilement de la vérité de la vie impossible, l’une par excès de proximité, l’autre par excès de distance.
L’auto-révélation de la vie s’effectuerait donc plutôt sur le mode d’une connaissance de soi qui, en instaurant précisément une distance de soi avec soi-même, rend une aperception (perception de la perception) possible, càd un mixte entre la perception et la négativité, ce qui permettrait d’éclairer ce qui est obscur du point de la vie immédiate ; le seul moyen de mettre en lumière l’obscurité de cette vie à laquelle il est impossible d’accéder autrement, c’est de la réfléchir dans le miroir de la pensée ; lorsque je « songe à » ce que je suis (toute la mise à distance du songe est dans le « à »), je ne vis plus dans un songe, puisque je pense à ce songe qu’est la vie. Et ce qui compte n’est alors plus ce dont je m’aperçois (la vie est un songe) mais le fait que je m’en aperçoive – d’ailleurs « les songes ne sont que des songes », leur contenu semble pouvoir être relégué en arrière-plan dans les vers de Calderon. Le fait même de dire que la vie est un songe, à la façon de Calderon, est de l’ordre du méta-langage onirique, un discours par-dessus le discours, une manière de se positionner par-dessus l’illusion, donc une preuve que la vie ne l’est pas, puisque le dire présuppose que l’on se soit dégagé de l’illusion et que l’on ait compris la distance entre la vie vraie et la vie rêvée : la vie illusoire ne se pose pas la question de savoir « qu’est-ce que la vie ? » comme le fait Calderon, et désigner l’illusion présuppose de s’en être libéré.
CL : Nous pourrions donc dire que le songe de la vie se dépasse dans le rêve du philosophe qui consiste à vouloir se prémunir de toute illusion, à garder les yeux grand ouverts, et ne jamais cesser de réfléchir ce qu’il est, au risque de devenir insomniaque : mais il faut se souvenir de cette phrase de Heidegger sur l’angoisse de celui qui pense sa vie et que cela empêche de dormir : « Dans la nuit claire de l’angoisse, notre vie, subjuguée par la dictature du on, aliénée par le train des affaires courantes, retrouve son authenticité perdue » …
- Si la vie n’est qu’un sommeil dont l’angoisse constitue une bribe de réveil, alors seule la conscience philosophique inquiète, celle qui relativise les apparences et développe une vigilance constante à leur égard, est armée contre les illusions terrestres. Cette remarque était déjà chez Schopenhauer : « Platon répète souvent que les hommes vivent dans un rêve et que seul le philosophe cherche à se tenir éveillé ». Il est vrai que Socrate dans le Gorgias, face à Calliclès, inverse les pôles de la vie et de la mort et compare la vie à un long sommeil dont la mort serait le réveil ; il reprend à son compte le vers d’Euripide : « qui sait si vivre n’est pas mourir, et si mourir n’est pas vivre ? Tu sais en réalité nous sommes morts, notre corps est notre tombeau ». Or seul le philosophe ou celui qui se réfléchit au-delà des apparences peut se prémunir contre ses propres illusions.
- Au final, chaque homme se retrouve face à la vie qu’il est en train de vivre comme le phénoménologue face à la matière du monde qu’il est en train de décrire. La phénoménologie en effet tente de réintroduire en philosophie la description des apparences et des données immédiates de la conscience, -comment un objet m’apparaît et se donne à moi pour la première fois – ; le phénoménologue doit donc rendre compte de la matière des phénomènes comme donnée irréductible et première, avant toute intervention de la conscience ; il se retrouve donc confrontée à un dilemme : soit l’esprit qui a rendu possible cette investigation s’englue dans la matière de la vie comme dans un rêve où l’on s’oublie soi-même : pour mieux parler de la vie, il faudrait devenir la vie, ce qui revient à se taire, à se confiner dans une intuition silencieuse, au risque d’y noyer le sujet (mutisme) ; soit il se donne pour tâche de décrire la vie à travers un discours, au risque de projeter en elle ses propres représentations et de la mettre à distance, ce qui revient à la traduire et à la maîtriser mais aussi à la trahir (bavardage)…
Le bonheur selon le DJ de Camus
Le désir se nourrit de lui-même et la mort d’un désir s’accompagne bien souvent de la naissance d’un autre (« un clou chasse l’autre »). C’est pourquoi nous désirons toujours plus et autre chose que ce que nous sommes ou que ce que nous avons : comment dans ces conditions se contenter de ce que l’on est ou de ce que l’on a ? Le bonheur, si on le définit comme satisfaction des désirs, ou accord entre le réel et le désir, n’est jamais présent, mais fictif ou virtuel puisqu’il n’apparaît que comme une possibilité future, liée à la réalisation de certains conditions qui manquent à notre situation présente. Le bonheur se conjugue toujours au conditionnel : « qu’est-ce que je serais heureux … si j’étais heureux ! » (Woody Allen).
C’est ce même manque, paradoxalement, qui à la fois nous donne envie d’être heureux (désir de l’autre du bonheur) et nous empêche de l’être (désir d’un bonheur toujours autre, toujours différent ou différé). Ce qui nous fait désirer être heureux nous empêche de l’être .. vdm…!
Don Juan l’a bien compris, lui : l’impossibilité de combler le désir amoureux peut conduire au désespoir, mais aussi à l’absurde répétition du désir ou de l’histoire sur elle-même : « plus on aime et plus l’absurde se consolide » (p 97) ; DJ a compris que ce que l’autre désire, c’est une certaine image de soi dans le regard de l’amoureux (d’où les mêmes phrases qu’il reserve pour plusieurs femmes, l’amour n’est pas exclusif mais chacune entend et interprète la phrase comme si elle n’avait été écrite que pour elle, la pauuuuuvre) ; il a compris qu’il n’y a rien à espérer et que le bonheur est impossible (d’où l’absence de nostalgie ou de crainte). Il s’est réapproprié ce que nous subissons d’habitude, à savoir le caractère insatiable du désir et inaccessible du bonheur. Il a choisi d’être le désir, de s’ouvrir à tous les possibles, donc de devenir à chaque fois un nouveau désir, tout en se (le) sachant périssable « Don Juan a choisi d’être rien » (p 102).
Sagesse du dés-espoir (au sens d’absence d’espoir, différant sans cesse le moment de la satisfaction). Ainsi le bonheur a goût de désespoir (!), car nous ne sommes heureux qu’à condition de ne plus espérer d’autre bonheur que le bonheur présent : « Toute espérance est déçue, toujours ; il n’est de bonheur qu’inespéré ». (Comte Sponville). C’est pourquoi il faut désespérer d’être heureux pour être heureux et cesser de désirer le bonheur et de le différer pour le tenir enfin entre ses mains, libéré de l’espoir (de l’atteindre) et de la crainte (de le perdre). Le bonheur a goût de fraise et de bière, pourrait dire Don Juan car « Don Juan n’espère pas « …
Le Soliditaire
La nouvelle « Jonas ou l’artiste au travail » dans « L’exil et le royaume » de Camus raconte l’histoire d’un artiste faisant l’expérience d’un succès soudain, de plus en plus insupportable, provoquant sa solitude ; l’art peut-il résister au succès à partir du moment où il peut donner à l’artiste l’impression d’avoir comblé un vide, d’être arrivé quelque part, donc de ne plus désirer autre chose, dans la mesure où il risque un nivellement par le bas se répercutant sur son propre travail ? La difficulté de trouver une place sociale par la peinture s’illustre d’abord par la difficulté de trouver un espace pour le peintre à l’intérieur du petit appartement familial : cette nouvelle est l’histoire d’un deménagement permanent où petit à petit l’espace du peintre grignote l’espace de la famille et du couple ; le succès l’éloigne encore plus d’eux : « privé d’eux il ne retrouverait plus que vide et solitude . Il les aimait autant que sa peinture parce que, seul dans le monde, ils étaient aussi vivants qu’elle ». Il travaille de moins en moins bien et perd le désir de peindre : « « j’aime peindre, se disait il encore [ comme pour se convaincre lui même] et la main qui tenait le pinceau pendait le long de son corps, et il écoutait une radio lointaine ». Les critiques deviennent mauvaises, l’argent vient à manquer, il ne peint plus que des ciels. Mais il croit toujours en sa bonne étoile. Peu à peu cependant, il ne peint plus rien, il devient un peintre en puissance, non en acte : « il allait peindre, c’était sur, et mieux peindre, après cette période de vide apparent ». L’alcool lui permet de retrouver la chaleur et le plaisir du travail accompli, mais sans avoir à œuvrer : « au deuxième cognac il retrouvait en lui cette émotion poignante qui le faisait à la fois maître et serviteur du monde. Simplement il en jouissait dans le vide, les mains oisives, sans la faire passer dans une œuvre ». Il finit par se fabriquer une cabane suspendue dans son propre appartement, un perchoir à l’abri de la lumière et du bruit, attendant son jour : « il devait se saisir enfin de ce secret qui n’était pas seulement celui de l’art ». Il finit par y manger et y dormir. On le retrouve mort. A ses côtés, sa dernière toile est une toile blanche au milieu de laquelle on peut déchiffrer un mot : « solitaire » ou « solidaire »… ?
Cette chute (de l’artiste célèbre et de la nouvelle) illustre bien l’idée selon laquelle « le monde absurde ne reçoit qu’une justification esthétique » (Camus, Carnets II, p 65) ; car si l’on cherche à créer un monde autre par le biais de l’art, c’est parce que ce monde ci ne nous suffit pas et n’a pas suffisamment de sens pour nous ; il faut donc se séparer du monde réel, être solitaire, le nier, le vomir, presque… Mais il ne s’agit pas pour autant de vivre dans une tour d’ivoire, dans une utopie (lieu de nulle part) car les réalisations artistique, résultats de la manipulation de la matière du monde, sont tangibles et s’adressent à d’autres hommes ; l’artiste se doit donc aussi d’être solidaire du monde où il vit… Il est le soliditaire, conclue Camus d’un néologisme. C’est pourquoi l’artiste gagne pour ainsi dire sur tous les tableaux à la fois : s’absentant du monde pour s’en inventer un autre, il y revient toujours pour en manipuler la matière et se confronter au regard d’un eventuel public. Ni d’ici, ni d’ailleurs.
Vers l’infini, et au-delà …
Si l’on devait seulement définir l’infini, même avec un entendement fini et limité comme le nôtre, cela ne poserait aucun problème : c’est ce qui n’a ni commencement ni fin. Voilà qui est dit. On pourrait s’arrêter là, chacun rentrer chez soi. Pyjama-dent et au lit …!
Mais avec une imagination comme la nôtre, la tentation est grande de continuer à penser et d’essayer de se le représenter : c’est là que le bât blesse, l’imagination venant définitivement stopper le narcissisme de l’entendement qui croyait avoir tout compris… Il y a de quoi s’arrêter définitivement de dormir, dès fois que l’infini vienne nous reprendre et nous emporter pendant notre sommeil. Qu’est-ce qui se passe en effet si je tente d‘imaginer l’infini du fin fond de mon coin du monde ?
J’additionne, je collectionne, je positionne des galaxies à côté des galaxies, des mondes par-dessus les mondes, et cela jusqu’à épuisement et endormissement (peut être mieux encore que les moutons, compter les galaxies remplace n’importe quel somnifère, pourvu qu’on accepte d’échouer et de s’arrêter en cours de route, car sinon c’est l’insomnie garantie). Bref je ne fais qu’additionner du fini à du fini : là où mon entendement concevait l’infini, mon imagination ne peut se représenter que de l’indéfini = du fini + du fini + du fini … l’infini venant se loger dans ces trois points de suspension que je ne saurais traduire … Ce que ma pensée pensait comprendre (au sens de saisir intellectuellement), mon imagination ne peut le comprendre (au sens visuel ou spatial). Cf Pascal : » par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point; par la pensée, je le comprends« .
Comme l’avait déjà expliqué Kant dans les antinomies de la raison pure, la question de l’infinité est indécidable car elle ne correspond à aucune expérience possible : soit l’espace/ le temps est limité, mais une limite étant forcément frontière avec autre chose, si je tend le bras au-delà de cette limite, qu’est-ce que je touche ? ou la régression des causes à l’infini ou le vide de la création ex nihilo…
A partir de là, il n’y a pas grand’chose à rajouter, si ce n’est que :
* les mathématiques pensent plutôt que l’infini existe en droit (en pensée) tandis que la physique stoppe de fait (dans l’expérience) l’hémorragie de l’infini par la finitude indéfinie des particules : normal que cela provoque parfois un dialogue de sourds …! Pour l’un, Achille (qui n’est pas un lièvre, faut-il le rappeler) ne rattrapera jamais la tortue, puisque la distance qui les sépare est en droit divisible à l’infini, et la division mathématique rendrait le mouvement impossible ; pour l’autre, le mouvement se constate de fait : il suffit que je me lève pour le prouver ; et l’on ne peut connaître que ce que l’on peut mesurer, donc du fini, même s’il semble infiniment petit … En cela, parler d’infiniment petit en physiqueest une erreur, ou du moins un anthropomorphisme, car cela semble infiniment petit à l’égard de l’échelle humaine ou de l’univers mais c’est juste petit, pas infini. Il faudrait plutôt parler d’ »indéfiniment petit« .
* chacun choisira, face à cette impuissance tragique de l’imaginaire, d’adopter la posture rationnelle qui lui convient le mieux ; il faut choisir grosso modo entre Pascal, Kant et Einstein :
- affronter l’angoisse métaphysique, qui est l’ombre portée de l’infinitisme physique sur nos existences : l’infini permettra au moins de prendre conscience de notre contingence existentielle ; Pascal encore : »le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie« . Mais encore faut-il assumer de gâcher la nuit des étoiles organisée par l’association du coin et de plomber l’ambiance par des considérations aussi pessimistes…
- transformer l’angoisse métaphysique de l’infini en sublime esthétique et en impératif moral : Kant cette fois, qui fit
graver sur sa tombe la dernière partie de cette phrase : » deux choses remplissent l’esprit humain d’admiration et de craintes incessantes : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi« . Mais là encore il faut assumer de pouvoir se comparer à un idéal régulateur aussi élevé pour agir conformément au devoir, bref devenir protestant…
- mesurer, quantifier etc pour réduire l’inconnu à du connu, l’infini à du fini ; Einstein : « il est plus facile de désagréger un atome qu’un préjugé« . Là, il faut être capable d’esprit méthodique, avoir la patience infinie de mettre en place pendant des mois, voire des années des protocoles d’expérimentations scientifiques qui dureront à peine 5,39121 x 10-44 secondes …! Frustrant …
Après cela , il est toujours possible, et beaucoup plus reposant, de croire en Dieu (on ne demandera jamais « qui a causé Dieu ? » et pour cause), mais cela revient à résoudre l’infini par l’infini et à remplacer l’irreprésentable de l’univers par L’Irreprésentable d’un être infini… On tourne en rond.
Autant dire que lorsque les physiciens auront déterminé l’origine et/ou la fin de l’univers, ils seront devenus des méga-physiciens, ou plutôt des méta-physiciens.
La maladie du possible : petite phénoménologie du rugby
Il y a entre chaque instant du temps qui s’écoule une distance minimale mais absolue qui atteste de mon devenir autre ; le temps est séparation d’avec l’instant d’avant et surgissement d’un nouvel instant qui vient effacer le précédent. Chaque passe de rugby peut ainsi nous surprendre, surtout avec un ballon qui rebondit de façon aussi aléatoire … Toute liberté prend alors la forme d’une néantisation temporelle qui consiste à trancher dans le vif, à couper court, à insuffler de la transcendance dans l’immanence : certaines interceptions de coups de pieds en attestent. Car l’avenir est la région de l’aventure, un-je-ne-sais-quoi plus large encore qu’un terrain de rugby, à la fois certain et incertain, il faut feinter sans cesse entre les mailles du réel pour y loger du possible. On est certain qu’il y aura un avenir et incertain quant à savoir de quoi sera fait cet avenir. Cf la logique d’Aristote : « Nécessairement il y aura demain une bataille navale ou il n’y en aura pas ; mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait demain une bataille navale, pas plus qu’il n’est nécessaire qu’il n’y en ait pas. Mais qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas demain une bataille navale, voilà qui est nécessaire. » De Interpretatione, 9. Actualisation de la formule : Nécessairement il y aura demain un match de rugby ou il n’y en aura pas ; mais il n’est pas nécessaire que la France gagne, pas plus qu’il n’est nécessaire que la France ne gagne pas. Mais qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas demain un match de rugby voilà qui est nécessaire » De Ovalistique …
Les enchaînements de hasards et de coïncidences nous interdisent de prévoir avec certitude qu’une chose va se produire plutôt qu’une autre, c’est ce qui nous fait sourire dans cette anecdote : « une voyante se présente en colère dans un commissariat et dit « je viens porter plainte car je vais être cambriolée demain matin » ! Telle est l’ambivalence du futur : le jeu des possibles implique l’impossibilité d’affirmer si A va se réaliser ou non. Ce que l’on tente de conjurer par des chants rituels « On vaaaaaa gaaaaagner !!! »
La contingence est donc tout autant l’arme qui rend le monde et les événements incertains, hors de notre contrôle (« dimanche prochain, on jouera samedi ! »), et l’outil privilégié de la liberté en devenir (« On n’est pas venu pour être là! »). Or, le possible correspond à ce qui peut, en puissance, en droit, aussi bien être que ne pas être (« Si on gagne pas, on a perdu! » et réciproquement), il s’oppose à ce qui est réel, en acte (ce qui est) et à l’impossible (ce qui ne peut pas être ). A cet égard, tout homme est un architecte, un grammairien ou un rugbyman en puissance (c’est la condition nécessaire, mais pas suffisante pour le devenir), encore faut-il actualiser cette possibilité par des études, du goût ou du talent pour ce métier. Le réel serait donc la mise en œuvre effective de ce qui était contenu en puissance dans du possible. La nécessité ne touche ici que l’écoulement du temps, l’avènement du présent, càd la substitution du présent au futur et du passé au présent, mais pas la nature de l’événement.
Mais cette contingence des futurs est précisément la condition et le medium de la liberté humaine : le pour soi tant qu’il est en vie ne va pas cesser de se dépasser, de dépasser son passé vers son avenir, en attente permanente de son propre devenir , en somme, nous nous attendons toute notre vie, tout au long de ce match existentiel avec soi-même : « Notre vie n’est qu’une longue attente : attente de la réalisation de nos fins, d’abord, attente de nous-même surtout » (EN p 595). L’avenir est une page blanche qu’il nous incombe de remplir : le propre de l’existence humaine sera donc la projection dans le possible (il nous reste deux minutes pour marquer un essai). Le futur devient la catégorie même de la liberté à partir du moment où je peux projeter mon être dans cette zone de non-être (les derniers 20 mètres) qu’est le possible.
Paradoxe insoutenable : le possible est tout autant le poison que le remède, le placage ou le drop ; il rend possible la transcendance càd le dépassement d’une situation présente par un projet à venir, et ce précisément parce que rien n’y semble déterminé par avance (l’essai aurait pu être transformé ! ou pas …) ; il rend tout autant possible l’errance, le doute et l’incertitude (où nous ménera ce maul qui avance pour mieux reculer ensuite ?).
Ainsi, certains troubles obsessionnels compulsifs du comportement témoignent d’une conscience névrotique du « tout est possible», surtout le pire ! La compulsion de lavage (la pire pour un rugbyman), de vérification ou de superstition sont des stratégies d’évitement ou des moyens de désamorçer l’angoisse de la contingence, une manière de pallier l’absence de maitrise du réel (toujours ce ballon aux sursauts imprévisibles). Imaginons un rugbyman pris de tics compulsifs, vérifiant sans cesse l’ovalité du ballon, la rectitude de la touche, le parralélisme de barres etc … car persuadé que s’il ne le fait quelque chose de terrible lui arrivera … c’est cela, la maladie du possible…
De même qu’un immense terrain de rugby, ouvert sur le possible par ses deux immenses totems blancs plantés de chaque côté, l’aventure est avènement de l’événement : pour qu’il y ait aventure, il faut à la fois ne pas être un héros tragique (celui qui est totalement prisonnier, séquestré au-dedans ; tout était écrit ; no exit) et ne pas être le simple spectateur de son existence hasardeuse (extériorité d’indifférence ; contingence et nausée ; celui qui est totalement au dehors, détaché de ce qu’il regarde), il faut être à la fois dedans et dehors, comme une porte à la fois ouverte et fermée, donc entrebâillée (cette barre blanche comme limite et fenêtre à la fois), car une aventure s’improvise (enchaînement de causes et d’épisodes dans la durée imprévisible) tout en se vivant de l’intérieur comme une nécessité ( cette force fantastique, elle me kidnappe et m’emporte au-delà de moi-même). Or, pour qu’il se passe quelque chose, il faut qu’un atome de ballon dévie de sa trajectoire, fasse un caprice et s’écarte des autres, ou qu’une goutte de pluie décide de bifurquer sur la vitre au gré du vent : c’est le clinamen / la déclinaison des Epicuriens.
Autre comparaison : dans la « Ronde de nuit » de Rembrandt, un homme vêtu de jaune (et bleu ?) surgit dans un coin : « il serait beau de penser que cet homme est le principe de l’aventure » (Jankelevitch).
Se libérer c’est donc mettre son passé hors jeu en sécrétant son propre néant, il y a donc double sécrétion de néant : néant de ce qui n’est plus à faire (on a perdu) / néant de ce qu’il me reste à faire (rv l’année prochaine).
Le temps qui s’écoule entre chaque mi-temps est cette interrogation du sens des choses : il m’indique en arrière de moi-même que ce qui a été réel ne sera jamais plus possible et en avant de moi-même qu’il m’incombe de faire advenir comme réels une infinité de possibles. Les mi-temps et tous les instants suspendus, où le temps est mis entre parenthèse, sont là pour en prendre conscience.
Cela ne veut pas dire pour autant que le passé doit disparaître : il doit continuer d’exister sous une autre forme, prendre un autre sens sous le regard du présent à venir. Tel est le point commun entre la psychanalyse et le rugby : pour éviter de botter en touche sans arrêt et tenter de mieux avancer, faire une passe vers l’arrière de celui/celle que nous avons été …
SAV de la philo
Cf Thierry Tahon « Petite philosophie du rugby »
« L’imagination travaille à son sommet comme une flamme » Bachelard
L’imagination peut être définie comme la faculté de se représenter un objet absent ou inexistant : cette définition témoigne à elle seule de toute l’ambivalence d’une telle faculté qui semble relever tout à la fois du sensible et de l’intelligible, du visible et de l’invisible : le fait de présenter (rendre effectivement ou mentalement présent, mettre quelque chose à portée de main ou sous les yeux de qqun) un objet (ce qui est jeté devant soi) semble attester la présence d’une donnée objective en face du sujet pensant, donc l’inscription de l’image et de l’objet imaginaire dans le monde physique ou sensible : il y a bien quelque chose à voir dans l’image, comme un contenu positif et concret qui se verrait donné en elle ; en revanche d’autres éléments de la définition semblent faire pencher l’imagination vers l’irréel : d’abord il s’agit de se représenter cette chose, comme si il se produisait un effet de miroir réfléchissant : on crée une image par-dessus le marché des choses, et même si elle semble parfois flotter à leur surface, il s’agirait plutôt d’une production subjective que l’on garde par devers soi, dans l’intimité de la conscience, une émanation du pour-soi ; ensuite il s’agit de se re-présenter l’objet en question donc de le présenter une nouvelle fois et autrement, de manière qualitativement différente : il s’opère donc un dédoublement entre l’original et la copie, entre l’objet présenté ici et maintenant et l’objet représenté ou apprésenté comme n’étant pas là car existant mais absent ou carrément non-existant ; tout ceci témoigne plutôt d’une « absentification » de l’imaginaire vis-à-vis du monde réel, et cela ne vaut pas seulement pour les images mentales mais aussi dans le cas des images dites matérielles qui nous permettent de viser des choses absentes (photo, peinture etc). La question (redoutable) de l’articulation entre la concrétude de la matière et l’abstraction de l’esprit se pose donc déjà quand il s’agit de définir la nature de l’imagination, et même plus que partout ailleurs, tant et si bien qu’elle pourrait constituer la 4ème question métaphysique, faisant suite aux 3 autres questions kantiennes (l’âme est-elle matérielle ou immatérielle, le monde est-il fini ou infini, Dieu existe-t-il ou non) et pouvant se formuler ainsi : l’imagination est-elle réelle ou irréelle, en quel sens peut-on dire qu’elle contredit le réel, est-ce une fuite ou un simple dépassement du réel ? Imaginer est-ce seulement nier la réalité ? L’image est une plante cosmique qui a besoin de la terre et du ciel, car elle est habitée par un mouvement paradoxal, l’un qui la tire vers le bas, vers la matière présente (je vois bien ce que je visualise mentalement), l’autre qui la retire du monde et l’élève vers une forme absente (cette image n’est nulle part et ne saurait donc être vue d’un autre que moi : elle fait partie du non-partageable). C’est pourquoi l’image de la flamme semble particulièrement bien choisie par Bachelard pour décrire le pouvoir de l’imagination : on ne sait pas vraiment où elle commence ni où elle se termine, tout à la fois matrielle et immatérielle, présente et évanescente : « L’imagination travaille à son sommet comme une flamme ». Lorsque j’imagine une licorne, la maison où j’habite ou le visage de la personne aimée : où se trouvent ces images ? On constate ici que le problème qui se pose n’est rien moins que celui de la matérialisation du contenu de la pensée : le problème de la nature de la conscience se cristallise en elle ; quand je prends le train, demandait Wittgenstein, mes idées (images) prennent-elles le train avec moi ? Ce qui est une manière ironique de soulever le paradoxe de toute conscience : si elles sont quelque part, en un lieu, je devrais pouvoir les observer comme n’importe quel organe ou n’importe quelle portion de matière, en faisant intervenir le témoignage objectif d’autrui, et même les transporter d’un lieu à un autre ; si elles ne sont nulle part, comment se fait-il que je puisse ainsi leur donner un contenu descriptible, une existence, et même une vie, lorsque ces images s’animent pour devenir un film que je me passe et repasse « sur l’écran noir de mes nuits blanches » ?