Le hasard fait bien les choses

Le hasard fait bien les choses dieu

Expression trompeuse qui donne l’illusion d’attribuer la toute-puissance au hasard alors qu’elle constitue un déni du hasard : en effet, si l’on définit le hasard comme un concours de circonstances imprévisibles, comme la rencontre imprévisible de deux séries causales (az-zahr signifiant jeu de dés en arabe), le hasard justement ne fait rien et n’a aucune intention à notre égard. Or, en faire le sujet actif  et anthropomorphique de la phrase présuppose la personnification d’un être doué d’intentionalité, ce qui contredit l’intention initiale de la dite phrase qui était de laisser faire le hasard à notre place. Mieux : s’il fait bien les choses, l’événement provoqué est interprété comme objectivement heureux en soi, alors qu’il n’y a de bonheur que subjectif et pour soi… Il n’y a rien de systématique dans le hasard, et pour cause : c’est pourquoi on pourrait difficilement parler de hasardisme.

Il faut ici distinguer la nécessité a priori (ce qui ne pouvait pas ne pas se passer, donc résultant d’une force inéluctable) de la nécesité a posteriori (ce qui une fois passé ne peut plus ne plus être ni être autrement qu’il a été, étant donnée l’irréversibilité du temps). Au mieux, l’expression permet donc de s’accomoder des effets du hasard, plutôt que du hasard en lui-même, lorsque ses effets secondaires rencontrent notre désir ou notre volonté. Il s’agit de la récupération finale d’un événement qui, à l’origine, échappait totalement à notre maîtrise, du fait de sa contingence : il aurait pu aussi bien être que ne pas être, mais nous nous réjouissons qu’il ait été, seulement une fois qu’il a été, en faisant comme si le hasard devait être ainsi, ce qui revient à glisser de la nécessité a priori dans le hasard…

Ici la science et la croyance doxique semblent curieusement se rejoindre car elles cherchent toutes deux à faire disparaître la contingence : l’une à travers le déterminisme (nécessité conditionnelle posant que si A se réalise, B s’en suit nécessairement), l’autre à travers le fatalisme (nécessité inconditionnelle croyant que A devait nécessairement se produire, ainsi que tout la suite des événéments qui en découlent). Cependant, la première laisse place au hasard, tandis que la seconde ne laisse de place ni au hasard ni à la contingence.

Il faut alors distinguer plus clairement le hasard et la contingence : un fait est hasardeux s’il échappe à toute prévision humaine, sans pour autant échapper aux lois de la nature ; tandis qu’un fait contingent est reconnu comme pouvant aussi bien être que ne pas être. Tout ce qui est hasardeux n’est pas contingent car pouvant posséder des causes déterminantes et résultant d’un nombre indéfini de conditions. Le hasard serait ici non pas l’absence de nécessité mais plutôt l’ignorance des nécessités qui font se réaliser les choses. Gagner au loto par hasard, cela signifie que personne ne pouvait le prévoir, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de causes déterminantes ni que dans la roue de la loterie nationale l’enchaînement de ces causes n’était pas nécessaire. En revanche tout ce qui est contingent est hasardeux car imprévisible du fait qu’on ne peut a priori pas prévoir si A se réalisera plutôt que non-A, étant donné que A est tout aussi possible que non A.

Cependant ne faudrait-il pas affiner notre analyse et distinguer le hasard relatif du hasard absolu ?

Il y aurait selon J. Monod un hasard opérationnel, lié à notre ignorance des causes, se réduisant comme une peau de chagrin au fur et à mesure que la science progresse : ainsi, le calcul de probabilités permet de mathématiser le hasard et de le modéliser donc de le réduire en précisant les chances d’apparition des événements par combinaisons. On peut éliminer une partie de l’incertitude des résultats de la roulette russe ou de l’arrivée de la pièce sur pile ou face grâce à la répétition de l’expérience sur elle-même : sur un grand nombre de lancers, on peut faire apparaître des constantes car les conditions de variations de l’expérience s’annulent ; le déterminisme statistique peut ainsi réduire la part de hasard.  Le hasard correspondrait alors, au sens faible, à de l’inexpliqué, mais pas à de l’inexplicable ou de l’incalculable.

En revanche, il y aurait aussi un hasard radical ou essentiel, constitutif de l’univers et du vivant et ne se réduisant pas à l’ignorance du déterminisme des causes : ainsi la rencontre au coin de la rue, les mutations aléatoires dans le domaine génétique, ou la tuile tombée du toit sur la tête d’un passant seraient dites hasardeuses en elles-mêmes, car provenant de l’intersection entre deux séries causales d’événements distincts. Ainsi, même si la tuile se détache du toit pour des raisons météorologiques et techniques bien déterminées, même si de mon côté je passe dans cette rue pour des raisons bien déterminées (me rendre au travail), le hasard absolu subsiste sous la forme de la rencontre inopinée, par le plus petit des hasards, entre ces deux séries de déterminismes qui sont totalement indépendantes l’une de l’autre. Croire le contraire, ce serait : soit verser dans l’hypothèse d’une force transcendante qui aurait voulu et prévu de me punir de quelque chose en faisant tomber une tuile sur ma tête (fatalisme, lequel a nécessairement toujours déjà raison, puisque tout était déjà prévu, quoiqu’il se passe) ; soit verser dans le déterminisme absolu (tout n’est qu’un enchaînement de causes et d’effets nécessaires reliés les uns aux autres). Ainsi trop de fatalisme tue le fatalisme (comment justifier à chaque fois et en produisant des contraires que Dieu ait toujours raison ?) et trop de déterminisme tue le déterminisme (comment pourrait-on relier la meteo et le chemin que je prends pour aller travailler sans réintroduire une part d’irrationnel ?)

On remarquera que la chute d’une tuile n’éveille en nous l’idée de fatalité ou de coïncidence que si nous avons intérêt à l’analyser comme telle : ainsi, le déterminisme intégrant la notion de hasard ou le hasardisme (?), comme le fatalisme, montrent surtout, en creux, ce dont ils ne veulent pas : pour les amoureux des hasards et des coïncidences, il s’agit surtout d’éviter l’idée d’un finalisme ou d’une prédestination qui les enfermerait et les aliénerait ; pour les autres, amoureux  de la nécessité matérielle ou transcendante, il s’agit plutôt d’éviter d’être confronté à l’absurdité du monde, au non-sens de l’existence. Hasard ou fatalité, on en revient donc toujours à la projection de nos angoisses ou de nos espérances sur les matériaux du réel.

Reste à savoir si la part d’indéterminisme qui gagne aujourd’hui les sciences rejoint celle du hasard relatif, correspondant à une simple limitation temporaire des moyens de la connaissance humaine (optimisme), ou bien si elle relève du hasard absolu, correspondant à l’état même de la matière des choses et à l’infinité des causes qui la produisent (pessimisme). La physique quantique et la génétique resteront-elles ad vitam eternam indéterministes, ou bien ?

Il est vrai que la microphysique moderne semble laisser de la place non seulement au hasard relatif (en tant qu’ignorance des causes) mais aussi au hasard absolu (transcendance ou infinité des petites causes inconnaissables) voire même à la notion de contingence (ce qui peut tout aussi bien être que ne pas être), car elle va jusqu’à superposer des états contradictoires (cf le chat de Schrödinger qui est à la fois mort et vivant). Il y a dans la physique quantique comme un clignotement des phénomènes car il existe par ex une relation d’incertitude entre la position d’un corpuscule et sa quantité de mouvement ; on ne peut donc pas déterminer avec une absolue précision  la trajectoire des corpuscules individuels, si ce n’est en augmentant l’imprécision sur la quantité de mouvement. Tel est le principe d’indéterminisme d’Heisenberg, qui, paraît-il, quand il avait le temps, n’avait pas l’énergie et quand il avait l’énergie, n’avait pas le temps …

On retrouve ici en physique quantique le paradoxe de l’ethnologue déjà souligné par Levi-Strauss : celui qui va étudier une peuplade reculée risque de la « contaminer » avec sa propre culture, donc de modifier l’objet observé ; mais s’il ne va pas l’étudier, il s’empêche de la connaître… Dans les deux cas, le seul fait de l’observation empêche l’observation du fait ! Ce n’est pas sans rappeler, non plus, la théorie du clinamen des Epicuriens, qui avaient imaginé, pour laisser une place au libre-arbitre humain dans leur univers matérialiste, une déviation capricieuse des atomes de leur trajectoire rectiligne et uniforme.

Tout ceci semble encore une fois confirmer le génie intuitionnel d’Einstein qui, bien que sachant que « Dieu ne joue pas aux dés », prévoyait que théorie et pratique  sont comme des droites parallèles ne se croisant que par le plus petit des hasards :

« La théorie c’est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique c’est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi « .

Sophie Astier-Vezon

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