Etre (en soi) ou exister (pour soi) il faut choisir…

Etre (en soi) ou exister (pour soi) il faut choisir... falling-man-1950-228x300

L’art nous aide-t-il à exister ou bien nous fige-t-il dans la posture d’une chose en soi, tel un bloc de ciment ?

L’œuvre d’art doit-elle être achevée et exposée donc figée pour devenir ce qu’elle est ? N’y a-t-il pas un risque de retour à l’en soi ? La question, pour Giacometti, sera par exemple de savoir « comment faire un homme avec de la pierre sans le pétrifier », et, par voie de conséquence, comment le peindre sans l’aplatir et le faire devenir chose. Chaque ébauche n’a d’intérêt qu’autant qu’elle le rapproche de ce but, notamment grâce à cette matière sans poids qu’est le plâtre ; mais celui-ci, tel le supplice de Tantale, semble reculer et s’amenuiser au fur et à mesure qu’il travaille, tel une peau de chagrin: « il brise tout et recommence alors » ; par chance, de temps en temps, « ses amis parviennent à sauver du massacre une tête, une jeune femme, un adolescent » témoigne Sartre. Jamais sûr de lui, s’excusant presque d’avoir réussi à laisser exister quelques unes de ses œuvres, Giacometti ne trouve le repos que lorsqu’il parvient à mettre la distance à portée de main et à chasser la divisibilité de son œuvre, pour retrouver cet être absolu: « pourtant Giacometti n’est pas content (…) parfois, au cours d’une nuit de travail, il est tout près d’avouer sa victoire ; au matin tout est brisé ».

L’aventure de nos existences, en devenant œuvre d’art, cesse en effet d’être une aventure : elle se fige, s’arrondit et s’éloigne de nous : « elle est un tableau achevé, une fresque toute déroulée, ou mieux un film dont le déroulement est prévu » (V. Jankelevitch p 843) ; elle ne semble plus ouverte au temps et à l’imprévu ; c’est pour cela, entre autres, qu’elle ne satisfait pas son auteur. Mais en même temps, cette forme a été posée là par une liberté, une liberté libre de mofifier le monde en modelant la matière à son image : « l’œuvre d’art est une aventure immobilisée : la statue, par exemple, est une aventure pétrifiée, une aventure en marbre ». (VJ p 844)

Le tableau ou la sculpture est donc un objet double, tout à la fois marqué du sceau de l’être et du néant, tout à la fois réel, palpable, perceptible dans le moindre détail, mais aussi teinté d’irréel, objet fantasmagorique produisant un anti-monde. L’oeuvre d’art est une anti-matière pétrifiée dans la matière. C’est pourquoi on ne peut vraiment le posséder : Ivich le constate amèrement, suite à l’exposition Gauguin qu’elle vient de visiter avec Mathieu, dans Les Chemins de la liberté : « Qu’est-ce que ça peut me faire à moi des tableaux, si je ne peux pas les posséder. A chaque fois je crevais de rage et d’envie de les emporter, mais on ne peut même pas les toucher ». La peinture ne propose qu’une vue imprenable.

Il n’en reste pas moins que cette image projetée est quelque part, même si elle n’existe pas vraiment : l’opposition, déjà présente dans La Nausée , entre l’être (des choses) et l’existence (des hommes), réapparaît dans l’esthétique sartrienne, dans la mesure où l’œuvre d’art imaginaire se tient dans un monde distinct de celui du spectateur. Les hommes existent (ils ont à devenir ce qu’ils ne sont pas encore) tandis que les oeuvres d’art sont (ne sont rien d’autre que ce qu’elles sont): la question est de savoir lequel des deux gagne à être ou à exister. Ainsi, la mélodie de la chanteuse de jazz qui murmure « Some of these days », « elle n’existe pas. C’est même agaçant ; si je me levais, si j’arrachais ce disque du plateau qui le supporte et si je le cassais en deux, je ne l’atteindrais pas, elle ». Quand bien même on cherche à saisir cette musique, « on bute sur des existants dépourvus de sens », c’est-à-dire sur chacun des personnages présents au café « Rendez-vous des cheminots ». L’art nous échappe, provoquant en nous un sentiment ambivalent de rejet et d’admiration ; car en s’exilant ainsi, il prouve son inutilité et son impuissance à changer la réalité : « Dire qu’il y a des imbéciles pour puiser des consolations dans les beaux-arts », ironise Roquentin, malmené par Anny et peu disposé à écouter du jazz. Mais en même temps, l’oeuvre pose, au-delà des choses, un de ces « moments parfaits » tant recherchés par Sartre et Beauvoir, une pureté, une « petite douceur de diamant » que l’on n’atteindra jamais ; par cette plénitude d’être, elle souligne du même coup l’absurdité d’une existence qui est de trop : la mélodie « n’existe pas, puisqu’elle n’a rien de trop : c’est tout le reste qui est de trop par rapport à elle. Elle est ».

Chasser l’existence hors de soi, hors du monde, jusqu’à nous faire regretter l’être en soi dont nous n’aurions jamais dû nous séparer, telle est donc aussi la fonction de l’art. Tout se passe comme si l’œuvre déclenchait un processus de récupération de son être et de l’être du monde, chez son créateur puis, comme par contagion, chez son spectateur : « si le peintre nous présente un  champ ou un vase de fleurs, ses tableaux sont des fenêtres ouvertes sur le monde entier… En sorte que, à travers les quelques objets qu’il  produit ou reproduit, c’est à une reprise totale de monde que vise l’acte créateur » (QL, p 72). L’homme existe au lieu seulement d’être, mais son existence ne se justifie que s’il reprend à son compte ce monde qu’il n’a pas choisi, pour produire un être autre, au-delà de l’être en soi. Produire un objet irréel semble donc le meilleur moyen de donner un sens à son existence, puisque « jamais un existant ne peut justifier l’existence d’un autre existant » : le sens proviendra de cet être librement créé, que l’on pourra laisser derrière nous comme une preuve irréfutable de notre existence. Pour certains, ce sera un air de musique, pour Roquentin ce serait un livre : « il faudrait qu’on devine, derrière les mots imprimés, derrière les pages, quelque chose qui n’existerait pas, qui serait au-dessus de l’existence. Une histoire, par exemple, comme il ne peut en arriver, une aventure. Il faudrait qu’elle soit belle et dure comme de l’acier et qu’elle fasse honte aux gens de leur existence ».(NAU p 247)

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