Portraits officiels
On se souvient de la description sarcastique des tableaux du musée de Bouville, laquelle n’est pas sans rappeler le style ironique de Flaubert ; le bref article de 1939 intitulé « Portraits officiels » lui fait écho un an après : tous deux témoignent de ce que l’on pourrait appeler la première période de Sartre (1924-1945), au cours de laquelle la peinture comme travail de la matière semble reléguée à l’arrière plan, et l’imaginaire considéré uniquement comme une production d’anti-matière.
On ne peut pas ne pas également songer à l’impact que put avoir sur le jeune Poulou le portrait de cet individu présent-absent qui trôna au-dessus de son lit jusqu’au remariage de sa mère, celui de son père mort : les portraits fascinent Sartre parce qu’ils détiennent un pouvoir ensorcelant, celui d’un regard absolu qui nous observe depuis nulle part, depuis tel ou tel monde disparu ; Sartre semble, à travers ses propos sarcastiques, vouloir en même temps reconnaître et dénier leur influence ; il s’agira désormais de savoir comment leur résister…
Le peintre apparaît ici comme un artisan au service de la classe dominante : probablement est-ce là le négatif de ce qui s’affirmera plus tard comme la peinture existentielle engagée à laquelle Sartre consacrera ses principaux articles ; on devine en filigrane l’opposition entre les peintres de l’en-soi et ceux de l’existence, que Michel Sicard nommera respectivement l’art melancholia (art- alibi basé sur la plaisir du culte) et l’art inventio (art innovateur, qui bouscule, voire scandalise).
Mais, pour l’instant , c’est une peinture de compromission qui apparaît sous la plume de Sartre: tout d’abord, on ne découvre pas un tel tableau par soi-même, mais par ouïe-dire, par le on-dit ; on me dit que c’est Napoléon, « le badaud voit un gros homme et pense : « il paraît que c’est Napoléon » »; d’ores et déjà, on n’accède pas à la personne elle-même, mais à une contrefaçon qui lui évite d’avoir à s’imposer en tant que personnage historique : « De là vient la nécessité des portraits officiels : ils déchargent le prince du soin de penser son droit divin. Napoléon n’existe et n’existât nulle part ailleurs que sur des portraits ».
Ainsi, le but premier n’est pas de peindre la réalité ni de viser une quelconque ressemblance avec le modèle, mais de justifier sa position de pouvoir, jusqu’à la rendre incontestable : au musée de Bouville, « il y avait d’autres chefs qui pendaient aux murs : il n’y avait même que cela ». Du général Aubry au président Hébert, en passant par les frères Parottin et le député Blévigne, tous incarnent un passé, des valeurs inébranlables. Loin d’être une peinture de la contingence, l’art officiel engendre une peinture de la nécessité. Le négociant Pacôme incarnera le devoir, celui d’avoir des chefs ou de l’être soi-même : « Il avait toujours fait son devoir, tout son devoir, son devoir de fils, d’époux, de père, de chef (…) Il disait : « Comme il est plus simple et plus difficile de faire son devoir ! ». Il n’avait jamais fait d’autre retour sur soi». Rémy Parottin, prince de la science et donateur généreux, semble le plus philosophe de la troupe, le seul d’ailleurs qui mette vraiment Roquentin à l’aise : « je n’avais pas peur de lui : je n’étais pas une brebis ». Son frère Jean est comme possédé par l’idée de Droit pur : son visage semble impénétrable, offrant « une belle résistance ».
Mais il s’agit de la résistance du caillou et de la chose en soi : ces hommes sont comme morts deux fois, une première fois en réalité et une deuxième fois en peinture, parce que celle-ci, pour les immortaliser, doit les figer. Autrement dit, le peintre sait par avance ce qu’il va peindre, dans la mesure où le tableau doit être le reflet d’une idée fixe, la confirmation d’une opinion politiquement correcte, la consolidation d’une fonction autoritaire. Le message est univoque, sans ambiguïté aucune : « c’est que le peintre commandé va, au rebours de l’impression naïve, du savoir à l’objet ». Il n’apprend rien de lui-même et de son travail d’artiste, puisqu’il sait déjà ce qu’il va faire. D’ailleurs, tout art confondu, lorsque l’artiste se soumet aux règles du pouvoir religieux ou politique, peu importe qu’il soit peintre, sculpteur ou musicien, puisque l’œuvre d’art n’est alors qu’un moyen au service d’une fin plus haute, et qu’il déroge par là au plus élémentaire principe de désintéressement : sa liberté et sa créativité sont inversement proportionnelles à son degré d’intéressement.
Peintres et modèles sont donc embarqués ici dans la même conduite de mauvaise foi, celle qui joue à se faire être quelqu’un, pour se sentir nécessaire, comme justifié dans son existence. Ils ont été rendu forts, mais Roquentin n’est pas dupe : il leur manque l’essentiel, à savoir « la mystérieuse faiblesse des visages d’hommes ». L’exactitude et le réalisme du trait ne garantissent pas la véracité du tableau.