Conférence sur Sartre et l’espace 27.03.14
(1) SARTRE : De l’espace perçu à l’espace pictural (en passant par l’espace imaginaire)
(2) Il n’y a à aucun moment dans l’œuvre de Sartre une thématisation exclusive de l’espace, même dans « L’Etre et le néant », somme phénoménologique où Sartre passe en revue à peu près tous les champs du réel, et même en contrepoint à l’analyse du temps ou du corps (tout se passe comme si il avait laissé cette tache ingrate à son alter ego philosophique masculin : Merleau-Ponty, dans sa « Phénoménologie de la perception »). En fait, rien d’étonnant chez le philosophe du pour-soi : l’espace semble relégué, comme toutes les autres choses qui ne participent pas à la vie de la conscience, à la pure extériorité de l’étant perçu (l’étant du perçu) et au monde de l’en-soi que la conscience n’est pas. Sartre le définirait probablement comme le lieu où se trouvent les choses du dehors, la matière étendue en face de moi, le milieu homogène où se situent les objets, bref l’étant du spatial.
(3) En-soi et pour-soi sont deux manières d’être totalement incompatibles. L’en-soi recoupe tout ce qui obéit au principe d’identité, ce qui se contente d’être ce qu’il est, dans une densité aveugle, une pleine coïncidence avec son être (comme un bloc de ciment, chose inerte, monde du vivant) ; tandis que le pour-soi, propre à l’homme, à l’existant (terme heideggerien repris par Sartre) est la séparation de la conscience avec elle-même et avec le réel, vers lequel elle tend ; la conscience est mue par le désir d’être toujours plus et autre chose que ce qu’elle est, elle est toujours en avant ou en arrière d’elle-même, jamais contemporaine de ce qu’elle est, elle a à être ce qu’elle est (comme une ouverture béante sur le néant de ce qu’elle n’est pas encore). Or, « l’en-soi se dévoile à lui [le pour-soi] sur le mode d’extériorité qu’on nomme l’étendue » tandis que le pour-soi, « s’il n’est pas l’espace, c’est qu’il s’appréhende précisément comme n’étant pas l’être-en-soi » indique Sartre (EN p. 225). Ainsi, les étants intra-mondains ne sont pas capables par eux-mêmes de nier leur identité ; seul le pour-soi a le pouvoir de les déterminer, de les désigner comme des « ceci ». Donc le pour-soi se définit contre l’en soi qui reste comme « fermé dehors », dans la pure extériorité de l’espace. (4)
I) Petite phénoménologie de l’espace sartrien
a) Espace en-soi versus temporalité du pour-soi
Il est alors logique que le temps, qui est le changement qui s’opère dans les choses et qui se solde toujours par la séparation d’avec l’instant d’avant, soit la caractéristique du pour-soi, tandis que l’espace, celui de la matière étendue, soit plutôt une manifestation de l’en-soi. L’espace étendu hérite des caractères de l’en-soi et le temps qui s’écoule hérite des caractères du pour-soi. L’espace (même infini) n’effraie ni ne paralyse Sartre comme ce fut le cas pour Pascal ; il l’indiffère car il n’est que ce qu’il est, il n’a pas à être autre chose que ce qu’il est, il est là, chose en soi passive, il se constate, il se traverse, il se décrit du dehors. Voire même l’espace perçu comme chose en soi étouffe Sartre, qui lui préfère le temps projectif et l’imaginaire. Alors que le pour-soi est une conscience qui surgit envers et contre tout, qui se définit par la négation de l’être, dont il est pourtant issu mais dont il a dû se séparer pour devenir ce qu’il est. L’être en-soi ou l’étant (chose quelconque qui est, qui a de l’être), comme l’espace, comme la nature, comme l’animalité, n’est pas grand chose, seulement ce que l’homme (l’existant qui a de l’être mais qui doit devenir autre chose que son être) laisse derrière lui sans se retourner lorsqu’il commence à se relever et à regarder le monde en face.
D’ailleurs, en 1941, après s’être évadé d’un camp de prisonniers où il a beaucoup souffert de la promiscuité avec les autres, Sartre souffre de crises d’agoraphobie ; c’est à cette même période qu’il rencontre Giacometti ; l’amitié entre les deux hommes s’articulera notamment autour de leur expérience respective du plein et du vide, de la promiscuité et de la distance : l’un sculpte des corps solitaires pour s’affranchir de cette « étrange paralysie qui fond sur [lui] à la vue de son semblable », l’autre ayant passé dix mois dans un camp de prisonniers, « autant dire dans une boîte à sardines », considère sa peau comme « seule frontière de [son] espace vital »[1]. C’est encore cette même angoisse de l’étouffement spatial que l’on verra s’incarner dans Huis clos : c’est d’ailleurs l’espace refermé sur lui-même qui donne sa dimension tragique à la pièce ; l’espace clos est un espace infernal (plus exactement, l’enfer, ici, c’est l’espace intersubjectif que je dois partager avec les autres, la promiscuité ; c’est aussi l’espace subjectif du regard de l’autre dont je ne peux pas m’enfuir ; d’ailleurs quand la porte s’ouvre à un moment de la pièce, personne n’en profite pour s’enfuir)…
Or, si l’homme se sent étouffé par les choses qui l’entourent, c’est précisément par ce qu’il n’est pas qu’une chose parmi les choses, un étant parmi les étants ; il est le seul être à s’interroger sur le sens de son être, et c’est ce qui l’oblige à « ex-sister », à sortir hors de ce qu’il est au départ (par ex un corps, tel corps avec telle hérédité génétique qu’il n’a pas choisie, qui est contingente, ce que Sartre appellera la « facticité », ou bien le poids du regard de l’autre sur moi), bref à se libérer de ces carcans pour viser ce qu’il n’est plus (passé) ou pas encore (futur), à être en « ek-stase », donc à se temporaliser, à développer un projet de lui-même, décider ce qu’il va faire de ce que la vie ou les autres ont fait de lui. Même si l’aliénation et l’enfermement sont premiers, l’homme peut s’en libérer par le choix qu’il fait de lui-même et par le regard qu’il porte sur les événements ou les choses. Il est toujours libre de se redéfinir et in fine c’est le pour-soi qui l’emporte et qui importe, même s’il est prisonnier d’un corps ou d’une situation donnée. Dès la naissance, nous sommes toujours jetés dans une situation donnée, que nous n’avons pas forcément choisie et nous devons prendre en compte le « coefficient d’adversité des choses ». Mais on peut transformer un obstacle ou un adversaire en auxiliaire ; un rocher peut m’empêcher de passer mais en l’escaladant il peut devenir moyen de contempler le paysage selon le sens ou la finalité que l’on projette en lui : « tel rocher, qui manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer, sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l’escalader pour contempler le paysage ».
Prenons justement l’exemple du paysage (5) ; un paysage n’est pas le « pays » en lui-même (chose en soi ou étant) mais un « tableau représentant un pays » dès le XVème ou dès la fin du XVIème cette « étendue de pays que l’œil peut embrasser » autrement dit un paysage est toujours déjà un point de vue choisi par le goût ou le sentiment, donc un point de vue culturel sur l’espace, aucun paysage n’est naturel, c’est le regard de l’homme qui fait le paysage, et même se dépayser ne consiste pas à sortir du paysage, mais à passer d’un paysage visé comme tel à un autre paysage choisi ; dès lors que l’homme naturel s’est dressé face à la nature en « contemplant des yeux la vaste étendue du ciel » comme disait Rousseau (IId Discours), on peut considérer qu’il a inventé le paysage.
La meilleure illustration en serait peut-être les célèbres paysages romantiques de Friedrich, notamment son « Voyageur contemplant une mer de nuages » : il synthétise à la fois l’idée que c’est l’homme qui choisit le sens de son existence en la contemplant de haut et l’idée que le paysage résulte d’une transformation de la nature par le regard de l’homme ; ce qui est d’abord donné en soi comme résistance (la dureté de la vie, les contraintes de la nature, ne révèle son sens qu’à la lumière de la liberté qui s’y projette. Cf Alain Roger « Court traité du paysage » sur le paysage comme « l’artialisation indirecte, in visu » ; Rabelais, dans Gargantua, invente le nom de la Beauce à partir d’une anecdote : sa jument chassant les mouches et les frelons finit par abattre tous les arbres de la forêt et contemplant ce spectacle avec délice, Gargantua déclare « je trouve beau ce »… Ce n’est pas parce qu’il est beau en soi que je regarde ce paysage, c’est parce que je le regarde de là où je suis, ici et maintenant (hic et nunc), dans une temporalité qui m’est propre, que je le désigne et qu’il existe comme paysage.
Il y a donc une opposition entre espace comme chose en soi insignifiante, qui nous étouffe et espace projectif ou subjectif qui émane du regard du pour-soi et qui nous libère. Cela se retrouve lors des voyages de Sartre. Il existe un petit texte de Sartre, « Venise de ma fenêtre », où il tente précisément de décrire ce qui le trouble dans le paysage vénitien, le malaise perceptif que celui-ci lui procure comme espace fermé : « Nous tournons dans l’espoir informulé qu’un panorama va se découvrir, mais non, c’est pour redécouvrir un mur à trente mètres […], on est toujours captif ; la pesanteur des palais barre le regard, et bloque par conséquent le temps : Ici mon avenir rétrécit comme une peau de chagrin. […] Ça ne me dit rien qui vaille : le champ visuel, c’est l’avenir immédiat ». Et de conclure : « Venise, c’est là où je ne suis pas » (c’est là où le pour-soi semble être étouffé par quantité de choses qui lui barrent la route ; Situations IV). Ca n’empêchera pas Sartre de nourrir une passion profonde pour cette ville et d’y retourner presque tous les ans, même une fois devenu quasi-aveugle. Mais l’espace vénitien semble contrarier, étouffer la morale sartrienne de la liberté qui est une morale de projection en avant de soi-même, d’ouverture du pour-soi sur le temps. Au contraire, à New York, Sartre éprouvera en 1945 le sentiment opposé : l’espace « tout entier s’engouffre dans une avenue, nous renvoyant l’image de notre pouvoir infini » ; c’est un espace plus représentatif du pour-soi, « New York est une ville pour presbytes* : on ne peut accommoder qu’à l’infini » (*on ne peut bien voir que de loin). Elle n’est pas découpée en quartiers qui nous encerclent et nous protègent comme dans les villes européennes, mais organisée tout en verticalité et en longueur, avec « seulement des atmosphères, masses gazeuses étirées longitudinalement et dont rien ne marque le commencement ou la fin ». (SIT III). C’est là-bas que Sartre dit avoir découvert l’espace pur où l’on ne peut pas s’égarer et les grands espaces où le pour-soi peut s’incarner précisément parce qu’il est toujours penché sur le vide, alors que nos villes d’Europe nous protègent contre lui : « L’espace anime NY, le traverse, le dilate » et Sartre dit qu’il ne se sent plus libres désormais que dans les foules new-yorkaises. Il aura ainsi vaincu son agoraphobie en dépassant le poids des choses et le poids des regards grâce à un espace urbain totalement ouvert à la liberté du pour-soi. (6)
b) Subjectivation / relativisation de l’espace :
Au mieux, l’espace n’est donc que ce dont il y a conscience perceptive, objet de perception pour une conscience à laquelle tout nous ramène : ainsi « dans le cas de la perception de la chaise, il y a thèse, càd saisie et affirmation de la chaise comme l’en-soi que la conscience n’est pas. Ce que la conscience a à être sur le mode d’être du Pour-soi, c’est de ne-pas-être-chaise » (EN p. 179). Tout ceci est l’héritage direct de la philosophie de Heidegger qui dans Sein und Zeit déjà soulignait la primauté de la temporalité sur l’espace à partir du moment où l’on se place d’un point de vue existentiel : « ni l’espace n’est dans le sujet, ni le monde n’est dans l’espace » écrivait-il,
càd que l’espace reste au dehors du sujet, prisonnier du monde matériel, une pure extériorité, que je n’ai pas choisie (c’est la réalité des étants, que nous concevons seulement comme des pièces du mobilier du monde que nous manipulons, ou des points des chute que nous visons), et en même temps, il n’existe que pour la conscience qui le perçoit comme étant dans le monde, donc pour une conscience temporelle (l’existant est l’être qui se projette vers ses possibles, ne serait-ce qu’en étendant le bras pour saisir cet objet avec le souci de devenir ce qu’il a à être).
(7) Donc le monde ne se réduit pas à l’espace tel qu’il est en soi, car le monde est le résultat de la conscience humaine, du regard de l’homme sur la nature ou l’univers ou les choses, donc le monde et la conscience sont donnés en même temps mais c’est une conscience qui est toujours déjà projetée en dehors d’elle-même (pas de conscience sans monde à viser et pas de monde sans conscience qui le vise comme tel) : « Il n’y a point, d’une part, un pour-soi, et d’autre part, un monde, comme deux touts fermés dont il faudrait par la suite se demander comment ils communiquent » (EN p. 353). Ainsi même la spatialité de l’homme se fonde sur sa temporalité puisque pour (se) percevoir dans l’espace il faut se percevoir comme pour-soi donc être projet de soi-même dans le temps. Ce n’est pas le temps qui se trouve spatialisé comme dans le temps des horloges décrit et critiqué par Bergson, c’est plutôt l’espace qui se trouve temporalisé comme phénomène n’existant que pour une conscience temporelle, quand il n’est pas relégué à n’être qu’une chose insignifiante. C’est un seul et même principe que de considérer que l’espace est tantôt une chose qui nous est indifférente (presque rien, incapable de se prendre pour objet), tantôt, si l’on veut lui attribuer une valeur, un phénomène qui ne peut exister que grâce à notre conscience (qui devient objet pour soi) : si l’espace ne peut pas être signifiant par lui-même il faut nécessairement une conscience pour le rendre significatif. Sartre reprend ici l’idée de Heidegger d’une spatialisation spécifique du Dasein : c’est l’existence humaine comme présence et ouverture au monde qui fait l’espace : « C’est le sujet, le Dasein qui est spatial » (SZ) càd que ce n’est pas la nature ou l’univers, c’est la projection du pour-soi dans le monde, en tant que projet, qui est spatiale.
C’est pourquoi les rares fois où Sartre tente de penser l’espace, il le pense à partir de la conscience intentionnelle, du pour-soi ; dans l’EN, quand il décrit le rapport au corps, et même s’il reconnaît que l’homme est toujours déjà en relation avec le monde, donc non isolable de ce dernier, c’est l’homme qui, selon lui, « découvre des ceci comme choses ustensiles » sur lesquelles il prend nécessairement un point de vue : « Pour moi, ce verre est à gauche de la carafe, un peu en arrière ; pour Pierre, il est à droite, un peu en avant » (EN p. 353). Donc l’espace est relatif au point de vue d’où je me place, à mon engagement dans le monde. On ne peut fusionner tous les points de vue ensemble parce que cela ferait disparaître les objets, qui sont forcément ici ou là, vus d’ici ou vus de là ; cette fusion pour penser un espace absolu « motiverait l’évanouissement total des ceci au sein d’une indistinction primitive ». Etre, c’est forcément être ici ou là, sur cette chaise, devant cette table etc. L’homme et le monde sont des être relatifs l’un à l’autre (l’un ne peut exister sans l’autre) donc l’espace est d’abord ma réalité, une réalité pour soi ; il n’y a pas de connaissance sans point de vue : « Surgir, pour moi, c’est déplier mes distances aux choses et par là-même faire qu’il y ait des choses » (EN p. 355). Déterminer la position d’un objet dans l’espace, c’est comme déterminer le sens d’un concept, càd tracer une limite (où il commence, où il s’arrête), et le situer par rapport à d’autres. (8)
c) Ni idéalisme, ni réalisme
Cela ne veut pas dire qu’on retourne à une forme d’idéalisme pour autant : le pour-soi n’impose pas aux phénomènes une forme a priori de sa sensibilité comme chez Kant, comme s’il pouvait se tenir en retrait de l’espace : « l’espace ne saurait être une forme car il n’est rien » (EN p. 225). L’espace n’est pas que la forme qui résulterait de la projection du pour-soi dans la matière des choses. Il y a deux raisons à cela :
* En effet, le Pour-soi ne modifie pas vraiment l’en-soi ou « l’étant du spatial », car il le trouve déjà là : « Vous voyez cet arbre-ci, soit. Mais vous le voyez à l’endroit même où il est au bord de la route, au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte méditerranéenne. Il ne saurait entrer dans votre conscience, car il n’est pas de même nature qu’elle ». La conscience telle qu’elle est redéfinie par la phénoménologie ne peut rien absorber ni posséder puisqu’elle n’a plus de dedans, c’est un « mouvement intentionnel vers » des objets : « Connaître, c’est «s’éclater vers», s’arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là-bas, près de l’arbre et cependant hors de lui, car il m’échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu’il ne se peut diluer en moi : hors de lui, hors de moi.» écrit Sartre (Situations I). Ensuite, il doit s’y adapter (la nature, l’univers ne sont pas prêts à l’emploi) et enfin si l’homme se contente de le perçoir ou de le contempler (quand il ne le transforme pas en objet technique) il le laisse intact. Donc il ne peut que le nier et déterminer des « ceci » à l’intérieur, mais il ne peut ni le posséder, ni le modifier en soi. L’espace des ceci, l’homme s’y trouve en même temps qu’il s’y projette, la phénoménologie proposant ici comme une synthèse dépassant la contradiction entre idéalisme (l’espace n’est que l’idée que je m’en fais) et réalisme (l’espace se réduit à sa réalité objective). Etre-au-monde c’est donc, pour le Dasein, comprendre le monde tout en l’habitant : il se découvre comme s’élançant vers ses possibles dans un monde, surgissant dans un lieu, ici ou là comme telle ou telle personne, et il est toujours à la remorque d’une situation dans le monde. L’homme est incorporé dans un espace : il n’est pas un esprit pur indépendant du monde autour de lui, enfermé sur lui-même comme le cogito cartésien : il y a à cet égard un solipsisme de la conscience cartésienne qui rend inaccessible l’espace du dehors (avec le dualisme âme / corps, l’âme est enfermée à l’intérieur et le corps enfermé dehors). En phénoménologie, il y a un espace que l’homme projette à partir de lui-même (il n’est pas non plus qu’une chose quelconque, inerte et passive) tout en s’intégrant à lui. La subjectivité s’objective dans l’espace qu’elle projette, ou encore l’espace incorpore la subjectivité qui le projette : « c’est précisément en tant qu’il [le pour-soi] nie de lui-même l’extériorité en se saisissant comme extatique qu’il spatialise l’espace » dit Sartre (EN p. 211). Assigner des dimensions aux objets permet à l’observateur d’ordonner son rapport au monde, mais pas de s’en abstraire. Toute étendue représentée suppose une certaine situation dans l’espace, laquelle présuppose à son tour un projet dans l’espace. Le Pour-soi ne cesse à aucun moment d’habiter l’espace, même quand il le pense.
* Le Pour-soi ne pourra jamais totaliser l’espace ou la réalité des choses: l’espace est un système provisoire de relations réalisé par le pour-soi, il ne pourra jamais totaliser tous les ceci. Les phénomènes ne disent pas tout de l’être des choses : il y a comme une résistance et une transcendance ontologique qui fait que je ne pourrai jamais percevoir cette chaise vue de toute part, puisque mon point de vue corporel est limité, je ne peux être partout tout le temps, je ne suis pas doué d’ubiquité (en ce sens seul Dieu serait le témoin absolu de l’espace-temps et toute vision totalisante, panoramique est abstraite et supra-humaine, voire divine). Donc il y a aura toujours quelque chose du réel, dont la richesse est inépuisable, qui m’échappera et cela créera comme une nostalgie de la totalité. Il y a comme une insuffisance du point de vue humain car je ne peux pas cumuler tous les points de vue possibles sur un objet (surtout Sartre qui ne voit que d’un œil). Toute perception est inachevée (chaque esquisse « Abschattung » de cette table devra toujours être complétée par une autre) et en quête de totalité (le sens du phénomène serait dans la totalisation de tous les points de vue possibles sur cette table). En conclusion le lien qui se tisse entre notre conscience et le monde n’est ni « dans » notre conscience (elle ne peut rien posséder de l’espace qui l’entoure), ni « dans » les choses (notre conscience n’est pas une chose, c’est elle qui la transforme en objet pour-soi) ; la perception de cette table n’est « nulle part », elle n’est rien qu’un « phénomène-table » lié au mouvement de ma conscience vers cette table. (9)
d) La caution de la physique quantique
Quel est alors le point commun entre la phénoménologie et la physique quantique ? Elles proposent toutes deux de questionner non plus seulement le réel en lui-même, mais notre rapport au réel et de redécouvrir la manière dont notre conscience vise les objets du monde. C’est pourquoi Sartre convoque la physique quantique comme caution de sa phénoménologie de l’espace.
La science et la philosophie classiques tentaient de concevoir l’espace dans l’absolu, dans l’abstraction, en dépassant la finitude et la relativité des points de vue, mais cela ne correspond ni au vécu ni à la représentation qu’on en a (en réalité, le triangle est à droite du cercle sur le tableau, donc forcément relatif à autre chose que lui). L’espace, comme le monde, n’existe que par rapport à l’orientation qu’il prend pour moi quand je suis engagé en lui donc l’espace n’existe pas sans point de vue (sauf pour un Dieu qui serait doué d’ubiquité). Dans ce cas, le monde physique existe-t-il objectivement ou bien n’est-il qu’une représentation subjective ?
(10) Or, le débat lancé par la théorie quantique, débat qui non seulement pointe les limites de la physique classique, mais s’invite aussi au cœur-même de la physique quantique, consiste précisément à opposer réalistes et idéalistes : (11) soit il existe une réalité objective de l’espace du « dehors », ce sera la thèse des physiciens dits « réalistes » qui cherchent à conserver les acquis de la physique classique au sein de la physique quantique : il y a une réalité objective que l’homme peut se représenter et prévoir par des lois causales ; par ex Einstein écrira que : « la physique doit représenter une réalité dans l’espace et dans le temps, sans action fantôme à distance » ou dans une lettre à Born (qui donne sa structure philosophique à la physique quantique): « Tu crois en Dieu qui joue aux dés et moi en des règles qui régissent un monde où quelque chose existe objectivement et que j’essaie de saisir de façon fortement spéculative ». (12) Soit (thèse des physiciens idéalistes, la « jeune génération » de la physique quantique) il n’y a pas de monde physique objectif en soi mais des phénomènes observés et représentés par l’homme dans des circonstances et avec des instruments spécifiques; on ne peut que faire des prévisions (voire même de simples prédictions ?) statistiques sur le résultat des futures observations ; le principe de causalité est trop étroit pour permettre de comprendre les processus atomiques individuels ; car une particule élémentaire « n’est pas une particule matérielle dans l’espace et le temps mais seulement, d’une certaine manière, un symbole grâce à l’introduction duquel les lois de la nature prennent une forme particulièrement simple » écrit HEISENBERG. On a donc le choix entre un système physique qui admet le principe de déterminisme causal (si p alors nécessairement q) mais qui n’explique pas tout, seulement ce qui n’est pas perturbé ; ou un système physique qui tient compte de la contingence des résultats mais qui se voit obligé de laisser sur le bas côté de la route le principe de déterminisme, voire même celui de causalité, on ne sait plus vraiment ce qui cause quoi (au prix d’une régression vers l’irrationnel ?): « La causalité s’applique seulement à un système non perturbé » DIRAC.
Ainsi, Sartre va trouver dans la microphysique moderne une illustration et une confirmation de cette phénoménologie où l’espace n’est pas une substance distincte de la conscience, mais un aspect de la transcendance du pour-soi. La physique quantique contribue à révéler l’implication de la subjectivité du pour-soi dans les relations spatiales, au sens où les moyens d’observation utilisés (pas seulement les instruments de mesure en eux-mêmes mais notre engagement dans le monde en tant que pour-soi) ont une influence sur le résultat de l’expérience : le point de vue de la connaissance pure n’existe pas, « il n’y a que le point de vue de la connaissance engagée » dit Sartre à son propos.
Par exemple, Sartre va convoquer (EN p. 355) le principe d’indétermination (ou d’incertitude) d’Heisenberg : du fait de sa petitesse, on ne peut mesurer en même temps les coordonnées d’une particule élémentaire (sa position) et la composante correspondante de sa quantité de mouvement (sa vitesse) ; le corpuscule peut être présent en un point de façon probable, mais pas certaine ; or, connaître précisément sa position diminue la connaissance de sa vitesse et réciproquement préciser sa vitesse c’est rendre moins précise la connaissance de sa position. Un objet quantique ne peut donc être parfaitement localisé ni défini. Le concept de grandeur précise n’a plus vraiment de sens. Autre exemple, explique Sartre, le changement d’échelle : on n’est pas dans un monde désert, vidé des êtres qui le constituent, où les mêmes rapports demeureraient homogènes quelle que soit l’échelle envisagée donc « si j’examine à l’œil nu, puis au microscope le mouvement d’un corps vers un autre, il me paraîtra cent fois plus rapide car (…) il a parcouru dans le même temps un espace cent fois plus grand » (EN p. 355). Donc chez Sartre, comme dans la physique quantique, l’espace n’est pas un principe indépendant, qui permettrait en amont d’expliquer a priori certaines connaissances scientifiques ; c’est toujours déjà un espace spatialisé et vécu par le pour-soi, un espace en situation, qui est la conséquence de certaines expérimentations, d’un certain regard scientifique.
Cela n’est pas sans rappeler un des paradoxes de l’ethnologue énoncés par Levi Strauss : celui qui va étudier une peuplade reculée risque de la « contaminer » avec sa propre culture, donc de modifier l’objet observé ; mais s’il ne va pas l’étudier, il s’empêche de la connaître… Dans les deux cas, le seul fait de l’observation empêche l’observation du fait ; plus on s’avance, plus on réduit sa marge de connaissance exacte. Ce qui au fond revient à poser un problème phénoménologique récurrent : comment décrire la réalité phénoménale au plus près sans influer sur elle et sans disparaître en elle ? On ne saurait reprocher à une conscience de ne pas être la matière ou l’espace qu’elle décrit, puisque c’est la condition pour que, conscience observante, elle produise cette description ; mais en même temps cette distance qui lui permet une connaissance objective l’empêche de sympathiser avec elle du dedans et d’être au plus près. « Comment, moi qui suis un homme, puis-je surprendre la nature sans les hommes ? » se demandait Sartre (à propos de Francis Ponge) ; le phénoménologue ou le scientifique qui tenterait de décrire l’espace absolu ou en soi (sans moi) serait alors comme cette « petite fille qui quittait son jardin bruyamment puis s’en revenait à pas de loup pour « voir comment il était quand elle n’était pas là » ». Si le phénomène est suffisant, comment le décrire objectivement ?
II) Suffisance du phénomène spatial : comment le décrire ? (13)
a) La suffisance du phénomène
Comme tout phénoménologue, Sartre considère que les phénomènes que nous percevons, dans l’espace comme dans le temps, càd tous les types d’objets qui sont visés par notre conscience, se suffisent à eux-mêmes et disent quelque chose d’essentiel sur l’être de la chose ; il n’y a plus d’être inaccessible, caché derrière le phénomène, derrière le voile des apparences qu’il faudrait soulever pour découvrir le vrai. L’apparence n’a plus rien d’inconsistant mais devient significative ; il y a une suffisance du phénomène. Le phénomène est ce qui se dénonce soi-même : « il n’indique pas par dessus son épaule un être véritable qui serait lui l’absolu. Ce qu’il est, il l’est absolument car il se dévoile comme il est. Le phénomène peut être étudié et décrit en tant que tel car il est absolument indicatif de lui-même ». (EN 12). C’est un relatif-absolu car relatif à celui à qui le phénomène paraît mais absolu car inconditionné et ne devant à rien d’autre que lui ce qu’il est, pleinement signifiant en lui-même.
D’ailleurs, Sartre emprunte encore deux exemples à la physique au début de l’EN pour montrer combien la phénoménologie permet de dépasser le dualisme entre être et phénomène : la force n’est pas un principe mystérieux caché derrière ses effets, mais seulement l’ensemble des effets qu’elle produit dans l’espace, et le courant électrique n’a pas d’« envers secret », il n’est que l’ensemble des actions physiques ou chimique qui le manifestent (l’aiguille du voltmètre). C’est dire à quel point pour lui les choses qui se situent dans l’espace ne recèlent aucun mystère et se réduisent à ce que nous pouvons en percevoir. Il suffit donc de décrire les phénomènes tels qu’ils apparaissent à notre conscience pour saisir le sens de l’être des choses, ou du moins quelque chose d’essentiel.
b) Pour une description phénoménologique de l’espace
Pour « revenir à l’essence des choses-mêmes » (Husserl), la phénoménologie propose ce retour au phénomène pur, à l’état sauvage, sans analyse ni jugement préalable, comme une ascèse de la pensée que Husserl nomme « réduction phénoménologique ». Il faut se laisser affleurer par le mouvement même des objets ou de notre regard sur les objets, ce qui produit une double ouverture du regard : à un phénomène énigmatique, toujours en reconstruction mais aussi ouverture à une dimension de moi-même que j’ai désapprise à cause du langage, de l’éducation etc.
On doit tenter de décrire le maximum d’impressions possibles: la vérité du phénomène sera la somme de tous les points de vue possibles sur lui ; ce qui compte ici c’est le sens que les phénomènes prennent pour nous et on ne pourra reconstituer leur vérité qu’en cumulant une infinité d’interprétations et d’esquisses. « La maison en elle-même n’est pas la maison vue de nulle part mais la maison vue de toutes parts« précise Merleau-Ponty (PP p.83).
(14) A cet égard le cubisme cherche à représenter la décomposition du mouvement de la perception pour ensuite les juxtaposer (dans l’ordre ou le désordre) et restituer ainsi l’infinité de la chose, la chose vue de toutes parts. ¨Par ex le « Nu descendant l’escalier » de Duchamp permet de représenter dans un espace simultané ce qui normalement est vécu dans la succession d’instants qualitativement différents, comme des clichés photographiques instantanés, donc il permet de rendre visible côte à côte des instants alors que dans la réalité l’ultérieur efface l’antérieur. (15) Chez Picasso cela passe par une phase de décomposition, de déconstruction en différents points de vue sur l’objet, puis par une reconstruction aléatoire dans l’espace de la toile, ainsi ce qui se succédait dans le temps peut s’inscrire simultanément dans l’espace de la toile. Ainsi la peinture n’est plus une fenêtre sur cour, mais un objet à part entière et une tentative de représentation de l’objet entier. Ex : « La femme qui pleure » de Picasso, se déconstruit avec « La jeune fille à la mandoline » (16) puis encore avec le « Portrait de D.H. Kahnweiler » (17). Le peintre ne se met plus en face du monde pour le copier mais il en analyse la structure interne en tournant autour pour en dégager ce qui est substantiel, pour le totaliser, au point de perdre toute forme de repère.
Or, rien n’est plus difficile que de simplement décrire ce qui nous apparaît : « rien n’est plus difficile que de savoir au juste ce que nous voyons » Merleau-Ponty (PP p. 71), parce que nous avons pour habitude de poser des étiquettes, des significations, des mots, des fonctions sur les choses que nous percevons, et nous savons les voir, les désigner, les nommer, les utiliser mais pas les regarder pour elles-mêmes. On pourrait ici se souvenir de l’analogie proposée par Husserl entre le regard du phénoménologue et celui de l’aveugle-né devenu voyant, découvrant le monde visible dans toute sa naïveté transcendantale : « Ainsi nous sommes initialement dans une situation analogue à celle de l’aveugle de naissance qu’on vient d’opérer de la cataracte et qui, littéralement, doit maintenant commencer par apprendre à voir »[2].
Montrer ce que l’on voit tel qu’on le voit ou tel qu’on le verrait pour la première fois : c’est le défi commun à tous les phénoménologues : « Il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le voir » reprend Merleau-Ponty (Le Visible et l’invisible). Si vous voulez des exemples de descriptions phénoménologique des objets perçus, relisez des passages de La Nausée de Sartre où Roquentin, qui est atteint d’une « perceptite aigüe », se laisse envahir par les phénomènes qu’il perçoit et découvre leur étrangeté, leur contingence, la nausée agissant comme un dissolvant à la surface des choses : (18)
« La racine du marronnier s’enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J’étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur (…)Je pensais l’appartenance, je me disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je regardais les choses, j’étais à cent lieues de songer qu’elles existaient: elles m’apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d’outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si l’on m’avait demandé ce que c’était que l’existence, j’aurais répondu de bonne foi que ça n’était rien, tout juste une forme vide qui venait s’ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà : tout d’un coup, c’était là, c’était clair comme le jour : l’existence s’était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite ; c’était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans de l’existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s’était évanoui ; la diversité des choses, leur individualité n’étaient qu’une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre – nues, d’une effrayante et obscène nudité ».
Mais la littérature n’est pas la seule à pouvoir s’emparer du désir d’apprendre à regarder ou décrire le monde. C’est aussi le défi commun au poète, au peintre et au phénoménologue : comment faire pour décrire le réel dans sa profondeur sans le trahir ?
(19) Déjà le poète s’essaye à décrire l’espace et la matière de choses hors de nous ; par exemple Francis Ponge (un des rares poètes à initier une phénoménologie de la nature selon Sartre), dans « Le Parti pris des choses » tente de décrire une huître ou un morceau de pain dans sa réalité brute, au risque d’ensevelir l’homme dans une nature sans les hommes. Sa poésie réaliste permettra d’effectuer un « papillotement d’intériorité et d’extériorité » qui aura pour fonction, « faute de fusion réelle de la conscience et de la chose », de nous faire « osciller de l’une à l’autre avec une très grande vitesses, espérant réaliser la fusion à la limite supérieure de cette vitesse ». Dans « Qu’est-ce que la Littérature ? », la poésie est présentée comme un « renversement de rapport », comme un « langage à l’envers » dont la prose constituerait l’endroit, le poète comme celui qui « refuse » d’utiliser le langage, qui s’est « retiré d’un seul coup du langage-instrument ». Sartre hésite même, pour en parler, à utiliser le langage lui-même, tant il cherche à renvoyer cette catégorie d’œuvres vers l’indicible et silencieuse opacité de la matière : « n’est-ce pas trop dire que de nommer « la gaîté acide du vert-pomme ?»[3]. A cet égard la poésie sert d’éclaireur sur le continent des arts phénoménologiques. Mais elle échoue tout de même au seuil de la réalité, c’est un semi-échec aux yeux de Sartre, car le poète se retrouvera immanquablement « dehors, hors du monde, en face des choses, seul »[4]. Il reste toujours trop éloigné de la réalité concrète parce qu’il utilise, pour la décrire, la médiation du langage conceptuel, abstrait, discursif : même si le langage poétique est un langage détourné de sa fonction première, même si les mots, en poésie, deviennent eux-mêmes des choses que l’on manipule, le poète reste prisonnier de certaines significations linguistiques conventionnelles. Les mots ne seront jamais assez près des choses, même si sous la plume du poète ils deviennent comme des choses.
Dans ce cas la peinture ne parviendrait-elle pas mieux à décrire l’immédiateté du réel, donc de l’espace tel que mon corps et ma conscience le perçoivent ? Mais comment décrire à distance et dans un espace à deux dimensions (celui de la toile) la réalité proche, vécue en trois dimensions ? Après tout, reconnaît Sartre, « c’est le paradoxe de la peinture : elle fait tenir trois dimensions en deux. Chaque génération prétend saisir la troisième et l’installer dans les tableaux mais la génération suivante n’est pas dupe et démontre à ses adversaires qu’ils n’ont rien attrapé du tout ».
La question qui se pose alors est la suivante : la peinture est-elle une représentation imaginaire et irréelle de l’espace ou bien peut-elle revenir au plus près des choses matérielles et spatiales ?
III) La fuite vers l’espace imaginaire selon Sartre (20)
La réponse de Sartre est double : il y a bien dans la peinture classique et officielle une représentation abstraite et imaginaire du réel, une fuite hors de l’espace vécu vers un espace géométrisé, artificiel, alors que la penture moderne et existentielle cherche à présenter la matière des choses de manière plus immédiate et intuitive, donc plus phénoménologique.
Pour le comprendre il faut revenir à notre faculté d’imaginer et à son opposition à la perception. En effet, pour ne pas se laisser embourber dans la réalité perceptive, l’homme développe le pouvoir néantisant de l’imagination, ce qui sera au moins une manière d’affirmer sa transcendance par rapport au monde des choses. Or, dans la vie imaginaire, nous ne rencontrons que des fantômes d’objets, puisque « la conscience imageante pose son objet comme un néant »[5], tandis que dans la perception la chaise ou la toile est « rencontrée par la conscience »[6]. Dès les premières pages de L’Imaginaire, l’imagination est désignée par Sartre comme « la grande fonction irréalisante de la conscience »[7]. Et cette définition de cette fonction se fait au prix d’une secondarisation du perçu, qui se trouve chez Sartre relégué à l’arrière-plan (ce qui l’oppose à Merleau-Ponty).
a) Imagination versus perception
(21) En effet, l’espace pictural est d’abord considéré par Sartre comme un espace irréel, virtuel puisqu’imaginé par la conscience humaine, opposable à la perception présente et réelle. Percevoir une chaise dans l’espace et imaginer une chaise dans l’espace ou la représenter sur une toile sont deux choses tout à fait opposées pour Sartre.
L’image mentale est réduite au statut de « quasi-observation »[8] c’est-à-dire qu’elle donne d’un bloc tout ce qu’elle contient et tout ce qu’elle sait de l’objet et n’entretient pas de rapport avec autre chose qu’elle-même : « on ne peut rien apprendre d’une image qu’on ne sache déjà »[9]. C’est ce qui faisait déjà dire à Alain que je ne peux pas compter les colonnes du Panthéon quand je l’imagine mentalement. On pourrait donc voir dans l’imagination une certaine dégradation du savoir, un enlisement de la conscience, un renoncement, un phantasme stérile. La meilleure expression de cette fuite en avant vers un espace mental imaginaire est probablement la conduite du rêveur morbide : fiction qui possède un caractère fatal et qui, loin de nous libérer, nous enferme dans nos propres désirs, jusqu’à refuser de les réaliser ; il rêve sa vie au lieu de vivre ses rêves : par exemple, « le rêveur morbide qui s’imagine être roi ne s’accommoderait pas d’une royauté effective »[10].
Mais l’envers de cette pauvreté est le libre pouvoir de poser l’objet imaginé comme absent, c’est-à-dire la libre spontanéité de la conscience irréalisante, sa faculté d’échappement. Dans l’image que je vise, l’intuition sensible de la chaise est donnée comme impossible, faisant défaut, alors que la chaise perçue nous encombre de sa présence. Si l’objet fait défaut dans le temps ou dans l’espace réellement accessibles, il faut alors nier ce temps et cet espace, il faut « poser une thèse d’irréalité ». L’image irréelle me fera donc oublier les incertitudes et les trahisons de la perception réelle : l’imagination doit se comprendre comme l’intention d’échapper au caractère massif et envahissant du réel, tel qu’il est décrit dans La Nausée (travaillé de l’intérieur par cette tension entre espace perçu et espace imaginaire ; Antoine Roquentin ne parvient pas à s’évader d’un espace clos, celui de Bouville, puisqu’il est envahi par la perception obsessionnelle de tous les objets qui l’entourent, c’est un homme qui n’arrive plus à désirer ni imaginer, à se libérer de l’espace où il s’est laissé enfermé) ; l’espace imaginaire est un anti-nauséeux, une anti-matière, qui, dans un rapport presque sadique au monde, le détruit en le posant à distance et c’est précisément ce qui manque à Roquentin.
b) Un espace imaginaire virtuel (22)
Cette description d’une fuite du monde perçu vers un monde imaginaire repose en fait chez Sartre sur la théorie de l’analogon. (23) L’analogon sartrien sera le « contenu physique ou psychique qui ne se donne pas en propre, mais à titre de « représentant analogique » de l’objet visé ». Imaginer est toujours le résultat d’un « échec » de la conscience percevante : si j’imagine c’est que je ne peux pas percevoir, Pierre (l’ami imaginaire de Sartre) est absent, il manque à l’appel de la perception. L’image, qu’elle soit mentale ou matérielle, apparaît ici comme le substitut d’une perception ratée et la « matière analogique » comme une force compensatoire qui sert de contrepoids à l’absence ; l’image est toujours le corrélat d’un manque et l’auxiliaire d’u désir de possession (qui n’aboutit qu’à une impression de « quasi-possession); même « un mur blanc en image, c’est un mur blanc qui manque dans la perception » (IMGR).
Il faut passer de la perception à l’imagination ; je ne peux pas imaginer et percevoir le même objet en même temps ; ainsi, « tant que nous considérerons la toile et le cadre pour eux-mêmes, l’objet esthétique « Charles VIII » n’apparaîtra pas ». Sartre parlera même de « conversion radicale » et d’« évanouissement » pour souligner le basculement de la conscience percevante et réalisante vers la conscience imageante et irréalisante. Si la toile brûle, « ce n’est point Charles en image qui brûle mais simplement l’objet matériel qui sert d’analogon pour la manifestation de l’objet imagé ».
(24) Ainsi l’objet irréel qu’est l’œuvre d’art possède-t-il son propre espace-temps. Le monde imaginaire est un anti- monde. Le portrait officiel de Charles VIII « est un irréel » ; c’est « dans l’irréel » que les rapports de couleurs et de formes de ce tableau représentant un visage prennent tout leur sens : « c’est une ombre de temps, qui convient bien à cette ombre d’objet, avec son ombre d’espace ». Il en sera ainsi de la musique, la 7ème symphonie de Beethoven par ex : « je ne l’entends point réellement, je l’écoute dans l’imaginaire ». Ce que nous pouvons transposer sur le portrait de Charles VIII : dès lors que je le regarde et le reconnais, je ne vois plus la toile, je dois même l’oublier pour en faire un tableau. Dans les dernières pages de »L’Imaginaire », Sartre va même assimiler la contemplation esthétique à un « rêve provoqué » et le retour au réel à un « authentique réveil » : cela réaffirme l’idée que la vie imaginaire, même et surtout dans le cas de l’œuvre d’art, nous invite à quitter la vie réelle pour nous laisser posséder par des visions irréelles.
Cela se confirme (25) avec la « peinture officielle » de Titien par exemple « les pires ennemis sont secrètement réconciliés par les couleurs de leurs manteaux » pour Sartre. Il consacre en effet toute son énergie, – c’est pourquoi il deviendra, selon Sartre, LE peintre vénitien par excellence -, à dissimuler la pénibilité de son travail et le chaos de l’histoire sous des couleurs éblouissantes, elles-mêmes recouvertes de laques et de vernis. Titien ne nous donnera qu’une illusion de d’espace et de vie : « le Maitre de maison vient ouvrir en personne au visiteur et lui déclare que « Monsieur est sorti » ; le visiteur le considère, le reconnait et redescend l’escalier, convaincu ». Les couleurs du Titien ont un pouvoir antalgique et donnent l’illusion de vivre dans le meilleur des mondes possibles. Sartre déteste Titien, qu’il considère comme un traître, alors que Simone de Beauvoir l’admire : « Je restais volontiers plantée devant les toiles du Titien. Sur ce point Sartre fut tout de suite radical : il s’en détournait avec dégoût. Je lui dis qu’il exagérait, que c’était quand même fameusement bien peint. « Et après ? » me répondit-il ; et il ajoutait « Titien c’est de l’opéra » (…) Pour Sartre, une peinture qui nous éloigne du réel et nous tire vers un imaginaire abstrait, idéalisé est une peinture qui trahit le sens réel du monde.
Comment sortir de cet illusionnisme pictural qui nous donne à voir un espace imaginaire, une réalité trompeuse ? Il faudrait réinscrire de la matière signifiante et de la profondeur dans l’image picturale. (26)
IV) La peinture « existentielle » comme retour à un espace phénoménologique
a) Profondeur versus perspective
* On trouve chez Sartre et Merleau-Ponty un rejet commun de la perspective : elle a « le mauvais œil » et « il nous faut comprendre comment la vision peut se faire de quelque part sans être enfermée dans sa perspective » (PP 82). L’enjeu sera plus précisément la distinction conceptuelle entre profondeur et perspective : la perspective utilisée depuis la Renaissance est une réalité créée de toutes pièces, un artifice culturel qui cherche à donner l’illusion de la profondeur (per-specto = regarder à travers l’espace) donc à se faire passer pour un phénomène naturel ; en fait, dans la perspective, la profondeur n’est qu’une 3ème dimension tirée des deux autres, c’est donc un faux mystère, une illusion d’illusion, car elle ne fonctionne pas avec le corps mais avec la pensée qui déduit la présence des objets les uns derrière les autres. Ce que les phénoménologues reprochent à la perspective c’est qu’elle ne nous dit rien sur les choses et leur épaisseur, alors qu’elle prétend tout nous dire sur l’être ; l’espace de la perspective c’est l’espace que survole le géomètre, pas un espace autour de moi, où je suis engagé. Par ce moyen technique, les objets sont mis à une distance raisonnable et raisonnée les uns des autres et de mon propre corps, on met fin au chaos du réel pour le mettre en lignes, c’est l’abandon de la proximité des choses.
Autre reproche : la perspective ne laisse apparaître que la simultanéité d’un espace partes extra partes, elle réduit l’espace à une étendue qu’il faudrait parcourir, sans montrer ou suggérer la succession des instants du temps ; elle crée un espace homogène et figé, et non une durée hétérogène et fourmillante, voire explosive, qui nous inviterait à un parcours temporel fait de rencontres imprévues : « tout le tableau est au passé dans le mode du révolu ou de l’éternité ; tout prend un air de décence et de discrétion ; les choses ne m’interpellent pas et je ne suis pas compromis par elles » (MP, LI p 74-75). La perspective est donc une fenêtre ouverte sur l’espace intérieur du tableau, c’est un procédé qui permet de percer l’espace, de le trouer, mais en ouvrant cette fenêtre on tombe toujours et encore sur des lignes, sur de l’espace en deux dimensions, une hauteur et une largeur, mais vus de biais : « c’est cet espace sans cachette qui en chacun de ses points est, ni plus ni moins, ce qu’il est… l’espace est en soi, ou plutôt il est l’en soi, ou plutôt il est l’en soi par excellence, sa définition est d’être en soi. Chaque point de l’espace est et est pensé là où il est, l’un ici, l’autre là, l’espace est l’évidence du où ». (OE p 47) C’est un espace auquel manque le pour-soi et son rapport au monde, sa présence mondaine. Mettre en perspective, c’est donc renoncer au monde tel qu’il est vu par un homme situé dans le monde, touchant les objets des main et des yeux ; je me pense alors comme un dieu qui domine et trompe son monde. D’ailleurs, c’est le point de vue absolu de Dieu, qui revient à la négation de tout point de vue particulier : la perspective veut, paradoxalement, l’annulation de toute perspective individuelle puisqu’elle refuse de situer la vision.
Ex : la peinture abstraite de Mondrian (surnommé « Maudit Maudrian » dans la première version des Chemins de la liberté) comme anti-profondeur : Pistes noires, jaunes ou bleues : comparable à un domaine skiable, les lignes de fuite de Mondrian ne sont pour Sartre qu’une fuite vers l’abstraction des lignes, un panneau de signalisation pour domaine skiable … Dans les peintures du Titien ou de Mondrian, il s’agit seulement de se laisser glisser à la surface des choses, sans aucune forme de compromission avec la matière picturale. En cela un Titien ou un Mondrian ne laissent pas plus de traces en nous qu’un skieur sur la neige ou que les gouttes de pluie fuyantes coulant sur une vitre : nous pourrions appliquer à leur peinture ce que Sartre dit du glissement, à savoir qu’il est seulement « action à distance, il assure ma maîtrise sur la matière sans que j’aie besoin de m’enfoncer dans cette matière et de m’engluer en elle pour la dompter. Glisser, c’est le contraire de m’enraciner ».
* La profondeur véritable au contraire serait ce lien mystérieux et indicible que j’établis entre les choses et moi : « moi je pense que Cézanne a cherché la profondeur toute sa vie » témoignera Giacometti (Cézanne premier peintre moderne de la profondeur ?). C’est la plus existentielle des 3 dimensions car elle met en question la relation de l’homme au monde, du sujet à l’objet, plutôt que les relations entre les choses : « la profondeur nous oblige à rejeter le préjugé du monde et à retrouver l’expérience primordiale où il jaillit » (Merleau-Ponty, PH p 296), donc c’est bien la profondeur qui demeure l’enjeu de la peinture mais elle doit être traitée selon des modalités autres que celles de la perspective ; la profondeur nous engage dans un espace auquel nous participons, elle ouvre un espace anthropologique tandis que la perspective nous dégage d’un espace dont nous nous extériorisons : « ainsi la profondeur ne peut être comprise comme une pensée d’un sujet acosmique, mais comme possibilité d’un sujet engagé » (PH p 309). En résumé, la perspective n’est qu’un artifice géométrique qui dématérialise l’espace et empêche d’accéder à son être réel : seule la suggestion de la profondeur y parvient. En cela Sartre préfère à la peinture abstraite (qui refuse tout lien avec un modèle réel) la peinture non-figurative (un lien à la réalité sensible persiste mais sans figuration rendant reconnaissable le modèle).
(28) Or, seul ce que Sartre va appeler les arts non signifiants permettent d’accéder à cette profondeur invisible du monde. Dès l’essai intitulé « Qu’est-ce que la Littérature ? » en 1947, qui constitue un véritable tournant dans l’esthétique sartrienne, il présente les Beaux-arts comme une compression de signifié dans le signifiant, les désignant désormais comme des arts non-signifiants (où sont inclus la poésie, la peinture, la sculpture et la musique). Se comporter en artiste moderne, ce n’est pas traverser l’objet pour viser à travers lui une idée ou une valeur abstraite, processus propre au langage où le signifiant (l’image matérielle du signe càd le mot dans sa matérialité tel qu’on l’entend, tel qu’on le voit, tel qu’on le prononce) n’est qu’un élément transitoire que l’on oublie sur le bord de la route au profit du signifié (l’idée ou la chose visée), le signifiant servant alors de simple couroi de transmission ; au contraire, dans les arts, tout se passe comme si on laissait la matière capturer directement le sens de l’œuvre.
Sous l’expression « arts non-signifiants » il ne fait pas entendre arts ne signifiant rien du tout, mais plutôt arts ne signifiant rien d’autre que ce que ce qui est perçu dans la matière de l’œuvre. « Pour l’artiste, la couleur, le bouquet, le tintement de la cuiller sur la soucoupe sont choses au suprême degré : il s’arrête à la qualité du son ou de la forme, il y revient sans cesse et s’en enchante. C’est cette couleur-objet qu’il va transporter sur sa toile et la seule modification qu’il lui fera subir c’est qu’il la transformera en objet imaginaire. Il est donc le plus éloigné de considérer les couleurs et les sons comme un langage » (Sartre, QL). En somme, peinture et poésie ne veulent rien dire (explicitement). Tout est suggéré, implicite.
(25) L’illustration la plus frappante – et non moins célèbre – reste probablement l’analyse de la « Crucifixion » du Tintoret : « Cette déchirure jaune du ciel au-dessus du Golgotha, le Tintoret ne l’a pas choisie pour signifier l’angoisse, ni non plus pour la provoquer ; elle est angoisse et ciel jaune en même temps. Non pas ciel d’angoisse, ni ciel angoissé ; c’est une angoisse faite chose ». L’originalité du sens pictural se traduit instantanément dans l’opacité, dans la matière du tableau, de même que l’être, loin de se dissimuler derrière, se lit toujours déjà dans l’apparition phénoménale. Dans La Prose du monde, Merleau-Ponty reprendra à son compte l’image sartrienne de la déchirure jaune pour souligner que « le sens imprègne le tableau plutôt que le tableau ne l’exprime »[11].
b) Le Tintoret, premier peintre de la pesanteur et de la profondeur
(29) Or, le premier peintre à contester de l’intérieur la représentation traditionnelle, à remettre en cause la perspective et à inscrire de une profondeur silencieuse et invisible dans ses tableaux, c’est LE TINTORET et en cela il annonce tous les peintres modernes. Sartre se félicitait déjà dans « Saint Marc et son double » que, grâce au Tintoret, et « pour la première fois dans l’Histoire », un tableau cesse enfin « d’être une surface plate, hantée par un espace imaginaire pour devenir un circuit monté par le peintre, qui se referme sur l’aimable clientèle et la force d’intégrer sans en altérer la nature les objets à la réalité »[12]. Il s’agit en fin de compte de percevoir les tableaux avec son corps tout entier pour mieux ressentir l’espace représenté.. Il y a comme une insoutenable pesanteur de l’être, une « Présence » authentique, qui s’exprime à travers : des corps qui (s’)écrasent / une temporalisation pour ne pas dire une mise en scène de l’espace.
Des corps qui s’écrasent (30) EX 1 : Le « Miracle de l’esclave » C’est LA toile qui fit connaître Le Tintoret des Vénitiens en 1548 (il a 30 ans), mais, comme ce fut le cas pour Sartre avec « La nausée », dans le bruit et le scandale : un saint qui s’écrase « comme un 38 tonnes », des corps qui sont sur le point de s’effondrer, c’est un tableau qui fait vaciller le monde de la peinture vénitienne et vaudra au Tintoret de devenir LE peintre maudit, lequel aura du mal à se faire une place dans sa propre ville, à l’ombre du Titien. (31) Ici le saint est en haut, là où il doit être, mais il est cul par-dessus tête et nous présente ses orteils, plutôt que son visage, resté dans l’ombre. Même les saints et les anges venus d’en-haut ont cessé de voler ; s’ils semblent en suspension, c’est précisément qu’il n’est pas naturel aux corps de flotter dans les airs et qu’il faut les retenir de tomber : « le bon sauveur n’a besoin de rien pour tomber et nous autres, les arrière-neveux de Newton, nous jugerions qu’il emprunte l’attraction terrestre pour arriver plus vite à destination ». Cette parodie de flottaison participera de l’entreprise de naturalisation du surnaturel et de subversion du message religieux que tentent de cacher les tableaux du Tintoret. (32) : si mêmes les corps saints sont pesants, alors que dire des corps humains ? D’ailleurs tous les corps penchent, sont en déséquilibre et prêts à s’écraser dans les tableaux du Tintoret ; c’est une cascade de corps en chute libre.
Des corps qui écrasent (33) EX 2 : « Présentation de la Vierge au temple » : si la perspective et la position dominante de certains personnages sont encore une fois respectées, l’effet spectaculaire de contre-plongée (digne d’un peplum ou d’un western, selon Sartre, qui considère Le Tintoret comme un réalisateur de cinéma) accentue la sensation d’écrasement et semble vouloir dissuader de commençer l’ascension ; on escalade une montagne et c’est un moyen de réveiller notre mémoire musculaire et d’associer notre corps tout entier à la lecture du tableau. Mais il y a deux tableaux en un seul : à droite l’ordre théocratique et social est respecté, chacun est à sa place, les grands en haut, le peuple en bas : c’est un Titien. Mais si l’on cache cette moitié de tableau, on découvre dans la gauche le véritable Tintoret.
Sartre voit également dans le « Massacre des Innocents » (34) une temporalisation pour ne pas dire une mise en scène cinématographique de l’espace càd un scenario en trois temps, « trois moments non contemporains » : probablement celui de la gifle au premier plan (35), de la crapaudière (36) et de la fuite à l’arrière-plan (37), le tout produisant une « simultanéité de cinéma ». De même, dans « Saint Georges et le dragon » (38), la fuite de la jeune fille et la position du cadavre cristallisent un temps que le regard aura pour tâche de déployer. Dans chaque « instant » ou « moment » perçu se trouve contenue en puissance une « rupture d’équilibre », une « cassure » qui fait disparaître l’acte présent, renvoyant à une « attente » ou une « promesse », d’abord exprimée par cette jeune femme qui « s’écrase contre la vitre-frontière » et dont la main est presque hors du tableau. Il y a comme un mouvement qui les pousse ainsi à sortir de la toile. Cette projection est l’aboutissement de ce qui se passe en arrière du tableau et c’est justement ce qui produit un « tableau à quatre dimensions : l’espace-temps, l’événement »[13]. [La jeune vierge en fuite au premier plan incarne l’impuissance tragique de la victime, délaissée par la ville fortifiée de l’arrière-plan, essayant tant bien que mal de trouver une issue de secours, probablement située hors du tableau, peut-être en nous; d’ailleurs « la fuite et la mort sont des éclaboussures qui rejaillissent dans la salle ». Son visage apeuré, son regard de biais, « sa longue déroute ostensible » suffisent à dénoncer « les intentions déshonnêtes du monstre » situé en arrière et nous obligent à remonter le temps, depuis la fuite, « simple rémanence d’un effet qui survit à sa cause », jusqu’à la mise à mort. C’est donc seulement dans un deuxième temps que notre regard traverse « l’air raréfié, le désert, en diagonale, pour rejoindre le lieu du combat singulier », ce qui permet non seulement de secondariser l’acte héroïque (ce qui donne son côté subversif au tableau en cachant le geste sensé être central), mais aussi de bouleverser « la durée du tableau, par choc en retour », faisant perdre son centre à la toile et ses repères au spectateur.] Du reste, un cadavre abandonné en plein milieu du tableau, « cette charogne sur notre passage », prend un « caractère prophétique : les jeux sont faits », annonçant l’éventualité d’une mort prochaine, l’enchaînement implacable d’un « si (l’un meurt), alors (l’autre vit) ». « Un événement au sens einsteinien dans un espace-temps, devenir et fracas pour l’humanité peinte, pour moi silence et repos d’une toile, voilà un tableau du Tintoret ». La perspective et les raccourcis ne sont donc pas ici « ces épingles qui fixent les choses et les gens sur la toile », mais des générateurs de courants, des accélérateurs de particules permettant de créer un « espace courbe » où « l’instant se dilate et surabonde ».
Le Tintoret devient ainsi chez Sartre le peintre d’un monde fait de matière et déserté par Dieu, un monde désenchanté, où tout, même les saints, nous rappelle à notre humaine condition, prisonnière du corps et de la pesanteur. Comme pris en tenaille entre la mort de Copernic et la naissance de Galilée, le Tintoret découvre les lois de la pesanteur, annonçant par la fulgurance d’une intuition ce que le physicien se contentera de formuler mathématiquement, confirmant encore une fois la priorité de l’intuitif sur le discursif : « Je sens couler en moi l’air que je respire, et l’oxygène brûler mes poumons. Naturellement Newton est de la fête. Et Galilée. Par eux le poids d’un corps est visible ; nos yeux soupèsent et nos mains voient » conclue Sartre.
De même pour Merleau-Ponty, Cézanne est LE peintre impressionniste qui peint la profondeur du réel, parce qu’il « pense en peinture » (L’œil et l’esprit). D’ailleurs, Cézanne désignait le Tintoret comme « le Peintre » …
b) La description impressionniste de l’espace chez Cézanne selon Merleau-Ponty
[(39) Rappel : Pour Merleau-Ponty il y a privilège de la perception car le corps propre n’est pas un corps machine qui se contenterait d’être une étendue sans temporalité , c’est un corps opérant, immergé dans une temporalité changeante, à la fois sujet et objet, double pouvoir de sentir et d’être senti, qui réorganise l’espace à partir de lui, qui tient les choses en cercle autour de lui, en dessinant virtuellement la cartographie de tous mes mouvements possibles. Il a un mode d’existence ambigu, ambivalent, puisqu’il est toujours déjà plus que ce qu’il est (une chose du monde) : « il n’est pas où il est, il n’est pas ce qu’il est, puisque nous le voyons secréter en lui-même un « sens » qui ne lui vient de nulle part, le projeter sur son entourage matériel et le communiquer aux autres sujets incarnés » (PH p 230). Il possède donc comme un savoir caché qui n’est pas encore de l’ordre de la connaissance scientifique et l’une des manifestations de ce savoir est le mouvement vers les choses. L’espace n’est donc pas une chose que je trouve déjà là, mais un ensemble de relations que je construis au fur et à mesure que j’avance dans le monde. On ne devrait pas dire : « j’ai un corps » ou « j’ai de l’espace » mais « je suis mon corps » (aux deux sens du mot) et « je vis l’espace ». « Toute la connaissance, toute la pensée objective vient de ce fait inaugural que j’ai senti, que j‘ai eu avec cette couleur, ou quel que soit le sensible en cause, une existence singulière, qui arrêtait d’un coup mon regard et pourtant lui promettait une série d’expériences indéfinie ».] Or, le peintre (impressionniste) réinstalle et rend visible ce rapport étroit entre le corps et le monde. La vision est une création commune qui se passe entre mon corps et les objets que je vois : « c’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture ». La peinture se fait donc l’écho d’une vision propre au corps qui s’est déjà accomplie avant l’intervention de toute raison ou de toute réflexion, et qu’elle tente de retranscrire ; elle décrit la « genèse secrète et fiévreuse des choses dans notre corps ». Le tracé du pinceau est censé permettre au regard du spectateur d’éprouver ce qu’il aurait ressenti face à ce même paysage.
[Le point commun entre phénoménologie et impressionnisme est donc de chercher à décrire les objets tels qu’ils nous apparaissent, comme si nous les percevions pour la 1ère fois, sans préjugé, dans une attitude pré-judicatoire : nous pourrions appliquer à Cézanne cette phrase de Husserl « C’est l’expérience pure, mais muette encore, qu’il s’agit d’amener à l’expression pure de son propre sens ». Le tableau est alors un « visible à la 2ème puissance » selon Merleau-Ponty, vision d’une vision, vision de ce qui a été vu une première fois. Le peintre est celui qui a regardé (plutôt que vu) pour la première fois et en a été tellement étonné qu’il en a ressenti le désir de peindre. Mais c’est un regard interrogatif et non un regard inquisiteur comme celui du scientifique ; on interroge les phénomènes, et non leurs causes : « la science manipule les choses et renonce à les habiter ». C’est la question de celui qui ne sait pas à un phénomène visible qui « sait » tout.
Ainsi, le tableau, à son tour, n’est pas une chose parmi les choses dans l’espace, le tableau n’est pas contenu dans l’espace mais ce qui contient de l’espace, mon esprit se promène dans les choses, je vois en lui plutôt que je ne le vois et cet espace intérieur me fait oublier l’espace extérieur. Or, c’est précisément parce que notre perception n’épuise jamais les possibilités du réel que nous pouvons peindre et repeindre sans cesse notre regard sur les choses sans js peindre les mêmes choses. cf : les montagnes Ste Victoire de Cézanne, les cathédrales de Rouen de Monet. La peinture est ainsi une célébration illimitée (et non une explicitation) du monde visible, que nous ne voyons que partiellement, d’un point de vue corporel limité, fini, mais que nous désirons toujours entrevoir un peu plus, indéfiniment, parce que l’invisible est son double virtuel. « Vivre dans la peinture, c’est encore respirer le monde – surtout pour celui qui voit dans le monde quelque chose à peindre, et chaque homme est un peu celui-là ». (Merleau-Ponty).]
CONCLUSION (40)
Ainsi, la peinture, pour être phénoménologiquement compatible, doit nous ramener au monde, et non nous en éloigner, retrouver le miracle naturel de la vision de la profondeur des choses : une peinture ou une mélodie n’est donc pas un livre ouvert et ne veut rien dire ; il ne faut donc pas intellectualiser à outrance la recherche de significations (Sartre rejette la peinture abstraite ou à message explicite, qui nous éloignent de l’expérience réelle de l’espace) mais plutôt revenir à une conception matérialiste de l’art pour dégager le sens du réel. Ainsi le maniérisme du Tintoret (qui feint d’imiter les grands maîtres) cache en fait un véritable matiérisme, càd un retour à la profondeur matérielle de l’espace et des corps, non pas telle que nous la pensons ou la représentons, mais telle que nous la ressentons.
(41) Rappelons à cette occasion que le premier peintre auquel Sartre consacre un article, Giacometti, est un sculpteur qui sculpte comme un peintre, et un peintre qui peint en sculpteur. C’est donc probablement chez lui que se synthétise le mieux les paradoxes spatiaux de la proximité et de la distance, liés au fait que nous sommes à la fois des corps pris(onniers) dans la matière du monde et des regards libérés sur ce monde. Giacometti sculpte la distance, alors que la sculpture est l’art le plus tangible, concret qui soit, et il peint la présence, alors que la peinture se regarde toujours de loin et met, par le regard, les choses à distance. Les silhouettes qu’il sculpte restent toujours à une certaine distance de nous, on ne peut jamais vraiment s’en approcher, il veut traduire la distance infranchissable qui nous séparera toujours de l’autre : « à ses yeux, la distance, loin d’être un accident, appartient à la nature intime de l’objet » (Sartre) ; sa sculpture crée du vide à partir du plein. Par contre, ses peintures tentent d’amener une matière tourbillonnante à l’intérieur de ses toiles : il crée du plein à partir du vide. Il y a une distance dans la présence sculpturale et une présence dans la distance picturale ce que Sartre retraduit ainsi : « Le vide, c’est du plein détendu, étalé ; le plein, c’est du vide orienté. Le réel fulgure ». Cette fulgurance du réel est ce que tentent précisément de décrire la phénoménologie, la physique quantique, l’impressionnisme de Cézanne, peintures et sculptures de Giacometti, et déjà bien avant tous ceux-là, de manière à peine voilée, le Tintoret.
[1] PG SIT IV, p. 348.
[2] Théorie de la réduction phénoménologique, Philosophie première II, 45ème leçon Epiméthée, PUF, Paris, 1990, p. 171.
[3] QL p. 12 [c’est nous qui soulignons].
[4] « L’Homme et les choses », SIT I, p. 317.
[5] IMGR p. 30.
[6] IMGR p. 21.
[7] IMGR p. 13.
[8] L’Imaginaire, I p 28
[9] L’Imaginaire, I p 27
[10] IMGR p. 283.
[11] La Prose du monde, Tel Gallimard, Paris, 1969, p. 86 (abrégé PM).
[12] SMD & 35.
[13] RA p. 144 ; si ce n’est que dans « La Crucifixion » la projection en avant est accentuée car « l’échelle en bas repousse encore le Christ en avant ».