Qu’est-ce qu’une utopie ?
L’utopie commence comme ceci …
Dans le langage courant, « utopique » veut dire « impossible » : pourtant les auteurs qui ont utilisé ce mot voulaient plutôt élargir le champ du possible en décrivant, par une fiction littéraire, une société idéale dans un lieu imaginaire (ou = non, topos = lieu). Dans le texte de Thomas More (« Utopie », 1516), qui invente le mot et fonde ce genre littéraire, les Utopiens vivent dans une île inconnue aux confins du Nouveau Monde, c’est « un pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux ». Le fait que l’utopie n’existe nulle part indique certes que l’utopie est non (encore) réalisée mais ce qui est imaginaire n’étant pas nécessairement impossible, cela indique aussi que d’autres mode de vie sont possibles ; cela permet donc de prendre ses distances par rapport au présent, de le relativiser, voire de le critiquer (cf : la réaction de More contre la société anglaise du 16ème, du nouveau monde amoureux de Fourier contre la conception de l’amour au 19ème, ou le nouveau christianisme de St Simon contre la pauvreté). La perfection de l’utopie dénonce souvent les imperfections du présent. Il n’est pas anodin que l’utopie apparaisse avec l’humanisme- on feint un monde inversé pour montrer que le plus raisonnable n’est pas celui qu’on croit – et prenne toute son ampleur au 19ème siècle – c’est le temps des philosophies de l’histoire où l’idée de progrès devient un principe de compréhension de l’histoire humaine. L’utopie devient un horizon de l’histoire et cette promesse d’un monde meilleur, à la fois, renverse et rejoint l’eschatologie (théorie de la fin du monde) des anciennes croyances : le paradis qui figurait au point de départ de l’histoire humaine ou dans un passé mythologique (la genèse de la Bible et le jardin d’Eden ; la République ou l’Atlantide de Platon) se retrouve désormais devant nous, comme l’attestent l’Apocalypse selon St Jean et la nouvelle Jérusalem, ou la Cité Céleste décrite par St Augustin. Le voyage dans l’espace peut d’ailleurs se faire au détour d’un voyage dans le temps (cf la machine à explorer le temps d’HG Wells en 1895). Mais il s’agit désormais d’une construction humaine, sans intervention divine ou surnaturelle. La perfection provient uniquement d’une nouvelle organisation sociale. C’est donc l’homme, et lui seul, qui fait l’utopie : il la pense, la construit et l’habite.
- Des conditions idylliques
Même s’il s’agit d’un environnement naturel et d’homme comme les autres, la vie en utopie présuppose toujours une nature prodigue et une relation harmonieuse de l’homme à celle-ci, les désirs n’excédant jamais les besoins; d’ailleurs l’agriculture est considérée comme le travail par excellence, ce qui garantit une certaine autarcie, et chaque maison accède à une nature travaillée par l’intermédiaire de jardins spacieux. Cela présuppose aussi que la nature humaine en elle-même ait été canalisée, ramenée à la raison. C’est pourquoi la vie en utopie est une vie réglée dans les moindres détails, qu’il s’agisse de la « Cité du Soleil » de Campanella (les Solariens vivent selon des lois courtes et claires, écrites sur des tables d’airain suspendues aux portes) ou de la « Nouvelle Atlantide » de Bacon (dirigée par une communauté de savants). Tous ces états présentent des points communs : un état « communiste » propriétaire des fonds et maître du partage, pas ou peu de propriété privée, une économie simplifiée, un égal partage des peines et des biens, une hygiène parfaite, pas de cours de justice ni de prisons. Par exemple chez les Utopiens, l’arithmétisation de la vie est mise en exergue : chaque cité compte 6000 familles, chaque famille 10 à 16 adultes, et l’équilibre est maintenu par un transfert des enfants des familles nombreuses vers des familles moins nombreuses. La journée est divisée en 3h de travail, un déjeuner, 2h de sieste, 3h de travail, un dîner et 8h de sommeil ; on change de vêtements tous les 2 ans ; les familles prennent leur repas par unités de 30 et par tables de 4. Ainsi, la vie de l’ensemble est plus importante que la vie des parties qui le composent : on n’a pas le droit de manger ou de vivre seul. L’individu ne peut se comprendre hors de son insertion communautaire. Fourier (1772-1837) proposera pourtant, à l’époque des utopies romantiques, de se servir des passions humaines, complémentaires plutôt que contradictoires, pour faire naître l’harmonie entre les hommes ; là encore c’est une théorie de l’ensemble, transposant la loi de Newton sur l’attraction universelle, qui domine en Harmonie. Mais très vite, les utopistes renoncent à leur rêve d’une société mondiale pour se limiter à l’établissement de communautés restreintes comme celle de Guise en France ou d’Icarie en Amérique, lesquelles se disloquent rapidement. Faute d’inscrire une société entière dans l’utopie, pourrait –on alors inscrire l’utopie dans l’espace de la société ?
- L’habitat de celui qui n’est nulle part
Si l’utopie est architecturée, l’architecture ne manque pas non plus d’idées utopiques. En indiquant que les Utopiens habitent « 54 villes toutes bâties sur le même plan », Thomas More suggère que l’habitat exprime et détermine le caractère égalitaire de l’organisation sociale. On trouvait déjà cette idée dans l’organisation de l’espace grec par Hippodamos suite aux réformes de Clisthène (6ème 5ème avt jc) : toutes les parties de la ville étaient organisées autour d’un centre unique où convergeaient et disparaissaient les différences entre les citoyens, l’agora. A la Renaissance se développe une réflexion sur la cité idéale, qui fera de la ville en elle-même une oeuvre d’art potentielle : Alberti dans son « De re aedificatoria » (1485) veut voir dans la cité (à la fois ville et société) une totalité organique. Les architectes visionnaires du 18ème comme Boullée, Ledoux ou Lequeu imaginent eux aussi des cités qui répondent à des valeurs morales avant de répondre à des besoins vitaux : « Est-il quelque chose que l’Architecte doive ignorer, lui qui est né au même instant que le soleil, lui qui est le fils de la terre, lui qui est aussi ancien que le sol qu’il habite ?J’aurais rempli à peine la moitié de mon but si l’Architecte, qui commande à tous les arts, ne commande à toutes les vertus. Le projet est vaste sans doute ; mais ce que l’homme veut dans ce genre, les dieux le veulent aussi » ( Claude Nicolas Ledoux, « L’architecture considérée sous le rapport des arts, des mœurs et de la législation », 1804). Au lieu de postuler une amélioration morale de l’humanité, Ledoux misera sur une entreprise de régulation des émotions par l’habitat (remplissant la même fonction expiatoire que le théâtre chez Aristote). La circularité, la régularité et la proportion des formes urbaines devraient à la fois illustrer et entretenir la rationalité de ceux qui y vivent… La géométrie semble partout devenir l’auxiliaire de l’architecte utopiste. Cela se voit dans les plans si réguliers des villes d’Amérique (un autre « nouveau monde ») ou dans la ville indienne de Chandigarh entièrement pensée par Le Corbusier (la doctrine des 7 V ou 7 voies de circulation différenciées permet aux chemins des piétons et des voitures de ne jamais empiéter les uns sur les autres). La réflexion de Le Corbusier (1887-1965) repose sur la critique du désordre des villes contemporaines et son désir d’opérer en véritable chirurgien urbain pour rendre sa santé à la ville en faisant régner une géométrie transcendante : « l’architecture, c’est l’art par excellence, qui atteint à l’état de grandeur platonicienne, ordre mathématique, spéculation, perception de l’harmonie par les rapports émouvants » (« Plans »). Platon avait en effet inscrit au fronton de son Académie : « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». Mais l’ordre mathématique est-il applicable à l’ordre des hommes ? Peut-on tout mesurer ?
- Rêve ou cauchemar ?
L’utopie politique comporte certaines faiblesses constitutives: non seulement, la plupart du temps, elle ne donne pas les moyens de sa propre réalisation (on ne sait comment parvenir à cet état de perfection si ce n’est par une révolution ou une dictature qui semblent en contradiction avec les fins visées); tel l’abbé de St Pierre, longtemps moqué pour son projet de paix européenne malgré son caractère visionnaire : « Il voyait assez l’effet des choses quand elles seraient établis, mais il jugeait comme un enfant des moyens de l’établir » remarque Rousseau.
Mais aussi, quand elle se réalise, la théorie accouche, dans la pratique, de son propre contraire (puisque la bonne volonté de la nature humaine n’y suffit pas, il faut la contraindre et l’obliger à être heureuse de telle ou telle manière). Or, ce sont là les points de départ d’un système totalitaire : on édifie une société « dont les membres agissent et réagissent conformément aux règles d’un monde fictif » (Hannah Arendt, « Le système totalitaire »), il y a négation de l’espace, du temps et des individus, dans un système qui possède une cohérence interne, auto-référentielle. Et l’on aboutit à un renversement des valeurs: ce qui devait permettre au départ un monde parfait engendre une conception minimaliste du bonheur et de la liberté, un état totalitaire où l’individu se sent diminué, surveillé, voire nié. Faute de pouvoir sublimer la nature humaine, on l’écrase… De là toutes les dystopies ou anti-utopies qui soulignent les aberrations d’une utopie (mal) réalisée ; à partir du 20ème siècle, lequel voit l’apparition des totalitarismes de toute sorte, on passe, dans la littérature, du caractère dérisoire au caractère destructeur de l’utopie : « Le meilleur des mondes » de Huxley stigmatise la banalisation du désir et la procréation artificielle ; dans « 1984 » de Orwell, l’individu ne doit rien cacher et se contenter d’employer un langage extrêmement simplifié (« Big Brother is watching you ! »). Le cinéma abonde également dans ce sens : Brazil, Bienvenue à Gattaca, Equilibrium, Matrix etc …
╣L’utopie illustre finalement assez bien le conflit des facultés telles que l’imagination et la raison : elle révèle une capacité d’invention et de néantisation du réel, propre à l’homme, et salutaire quand il s’agit de critiquer la réalité présente et de penser ce qui, en droit, devrait être, au delà de ce qui est. Mais elle révèle aussi l’échec de cet instrument critique lorsqu’il confond le droit au bonheur avec le conditionnement du bonheur : car ce n’est pas la même chose que de rendre le bonheur possible pour tous les hommes et d’imposer une certaine idée bonheur à tous les hommes. Ayant toujours à l’esprit un certain Eldorado, il nous reste à « cultiver notre jardin », à l’instar de Candide, pour que la hauteur conceptuelle offerte par l’utopie ne soit pas qu’une vue de l’esprit, finalement dangereuse et liberticide.
« Il est doux d’imaginer des constitutions répondant aux exigences de la raison, mais il est téméraire de les proposer et coupable de soulever le peuple pour abolir ce qui présentement existe » Kant , « Le Conflit des Facultés ».╠
Allez voir les oeuvres étonnantes des artistes américains AZIZ+CUCHER, qui par manipulation de la palette graphique, ont coutûme, entre autres, dans leur série de « Dystopia », de boucher les orifices des personnages qu’ils photographient … http://www.azizcucher.net/
Mike , représenté ci-dessous, est présent au FRAC de CLERMONT-FERRAND.
Et risque de finir comme cela / ceux-là …
Sophie Astier-Vezon