Un croissant de lune phénoménal
Si nous revenons aux images utilisées par Sartre pour décrire la structure ternaire du désir dans L’Etre et le néant, et plus précisément à celles du trou et du croissant de lune, on remarquera un certain nombre de flottements conceptuels, lesquels, s’ils obscurcissent son ontologie, pourraient nous permettre, en revanche, d’éclairer son esthétique picturale. En effet, l’image du trou, tout comme celle du moule de bronze, en tant que vide provoqué par une percée dans l’être de l’en-soi, semble tout à fait convenir pour décrire la nature de l’être-pour-soi qui en résulte[1] : elles permettent de souligner non seulement le fait que le pour-soi est arrachement à l’inertie et à la plénitude de l’en-soi, faisant apparaître une fissure dans la massivité de ce dernier, mais aussi que le pour-soi façonne lui-même, à son image, le vide qu’il désire combler. Ici l’image ne trahit pas le concept.
En revanche, quand il s’agit d’adopter l’image de la lune, les choses se compliquent. Sartre, dans un premier temps, l’exploite du dehors, en se mettant dans la position du spectateur : le croissant de lune symbolise alors l’en-soi que nous intuitionnons dans notre perception présente (l’existant), mais qui, du fait du regard désirant du pour-soi observateur, se découpe sur fond d’absence, celui du morceau de lune invisible (le manquant), tout ceci n’étant possible que dans le projet intentionnel de voir les deux éléments complémentaires synthétisés dans une pleine lune, c’est-à-dire pour un désir tendu vers l’en-soi-pour-soi (la totalité manquée)[2]. L’image ne semble toujours pas trahir le concept, puisque cette face cachée de la lune n’est jamais que l’ombre portée du pour-soi néantisant sur l’être de la matière, comme ce fut le cas avec l’image du trou ou du moule ; c’est encore et toujours à une conscience que manque le manquant ; la lune, elle, ne manque de rien[3]. Jusqu’au moment où Sartre réinvestit la métaphore lunaire dans la description du pour-soi, mais vu de l’intérieur, pour ainsi dire : dans le cas de la faim par exemple, il faudrait éviter de faire appel à une « transcendance extérieure qui le dépasse vers la totalité « faim apaisée », comme elle dépasse le croissant de lune vers la pleine lune ». Il faut alors que le manque vienne du dedans, non du dehors, donc que le désir inclue en lui-même une forme de transcendance, qu’il soit « son propre manque de… », autrement dit que le désir du pour-soi soit « hanté en son être le plus intime par l’être dont il est désir »[4]. C’est alors que la métaphore du croissant de lune commence à poser problème vis-à-vis des postulats habituels de l’ontologie sartrienne : ce qui jouait le rôle de l’existant (le croissant de lune visible) devient alors celui à qui il manque quelque chose, donc le pour-soi, ce même « pour-soi que nous avons saisi comme n’étant pas ce qu’il est et étant ce qu’il n’est pas » ; et, par là-même, ce qui jouait le rôle du manquant (la lune invisible) devient cet être que nous cherchons à atteindre, dont nous regrettons la plénitude et la coïncidence, autrement dit l’en-soi. Par voie de conséquence, chaque pour-soi serait « manque de… pour… comme le disque ébréché de la lune manque de ce qu’il faudrait pour le compléter et le transformer en pleine lune »[5]. Il y a là comme un renversement inattendu de la part de Sartre.
L’image utilisée ne semble plus s’adapter au concept pensé ; la lune perçue, donc présente vaut pour le pour-soi toujours en avant de lui-même, donc absent ; et inversement la part de lune invisible, donnée comme absente, vaut pour l’être-en-soi dont nous sommes nostalgiques. Cette inadéquation nous intéresse à plusieurs titres. 1) Elle témoigne tout d’abord de la difficulté, surtout pour l’idéalisme sartrien de cette période, d’ajuster le monde des concepts à un monde d’images sans entrer dans des contradictions insurmontables : tantôt la lune visible du dehors est annexée à ce qu’elle cache, donc inféodée au point de vue du pour-soi, comme ce sera le cas avec la première théorie de l’analogon-accessoire ; tantôt elle se trouve prise pour le pour-soi, ce qui se trouve être incompatible avec l’ontologie développée par Sartre à cette époque. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles François Noudelmann note que de telles comparaisons « ne vont pas sans problèmes quant à la logique structurant les relations du pour-soi et de l’en-soi »[6]. 2) La perception (du croissant de lune comparé au pour-soi) pourrait désormais être « manque de », conscience irréalisante, et non plus seulement pleine présence, pure conscience réalisante, comme ce fut le cas dans la première théorie de l’imaginaire. Et ce, sans faire appel à un témoin extérieur et transcendant puisque le manque d’être semble alors s’inscrire dans l’être même du phénomène perçu (dans le croissant de lune visible). Inversement l’irréel (le croissant de lune manquant) pourrait bien devenir dans ce renversement ontologique la pleine identité de l’en-soi qui nous est donnée dans la matière. 3) Enfin, comme le relève encore François Noudelmann, il ne s’agit alors plus pour la conscience d’informer à sa guise la matière du réel en la modelant à l’image de son propre désir, puisque le croissant de lune est une donnée irréductible et indépassable, qui se suffit à elle-même, ce qui réduirait considérablement la marge de liberté, ou marge de manœuvre, d’une conscience imageante : « dans quelle mesure une telle information correspond-elle à une liberté de la conscience, si la trouée ne peut s’effectuer que par rapport à une plénitude déjà donnée, irréversible ? ». Il y aurait alors une suprématie de l’être sur le néant, le plein appelant de lui-même le vide et l’événement ontologique qui l’accompagne : « si la conscience ne peut modifier cette totalité première, alors on pourra dire que c’est l’être qui donne originellement sa raison au néant », et non le néant qui détermine la forme de l’être qu’il creuse, comme semblait le présupposer l’image du trou ou du moule.
[1] « Le néant est ce trou d’être, cette chute de l’en-soi vers le soi par quoi se constitue le pour-soi », EN p. 117.
[2] « C’est la pleine lune qui confère au croissant de lune son être de croissant ; c’est ce qui n’est pas qui détermine ce qui est » Ibid. p. 125.
[3] « C’est seulement dans le monde humain qu’il peut y avoir des manques », Ibid. p. 124-125.
[4] Ibid. p. 126.
[5] Ibid. p. 126 et 134-135 [c’est nous qui soulignons].
[6] Sartre : L’Incarnation imaginaire, op.cit., p. 65.