Pour une redéfinition de l’analogon pictural (soutenance de thèse)
Soutenance de thèse ayant eu lieu le 24/03/12 à la Sorbonne, en présence de Renaud Barbaras, Vincent de Coorebyter, François Noudelmann et Michel Sicard.
Foule, de Lapoujade (1984)
Ce travail est né de notre propre étonnement : celui de croiser sur l’étagère d’une librairie quelques rares livres consacrés à l’esthétique de Sartre, ce que nous n’aurions jamais soupçonné pouvoir être une thématique du philosophe de l’Etre et le néant. Mais cet étonnement ne fut pas le seul : nous croyions alors trouver une théorie de l’imaginaire phagocytée par l’idéalisme abstrait, focalisée sur l’irréalité du monde des images, en conformité avec ce que la postérité en a majoritairement retenu. Posture que résume à elle seule la définition proposée au début de L’Imaginaire : « l’image est un acte qui vise dans sa corporéité un objet absent ou inexistant, à travers un contenu physique ou psychique qui ne se donne pas en propre mais à titre de représentant analogique de l’objet visé »[1]. Comment, dès lors, faire exister une esthétique si l’objet esthétique n’existe pas vraiment ? En continuité avec cette définition de l’image, nombre de commentateurs s’accorderont à dire que jamais chez Sartre l’œuvre d’art n’est considérée comme pleine et réelle positivité, qu’elle se voit contaminée par la fonction néantisante de la conscience imageante et ne parvient à aucun moment à s’ancrer dans la matière du monde, ne s’appuyant sur elle que pour mieux vaincre ses résistances. Mais on est en droit de s’interroger : comment une telle escapade imaginaire au-delà de la matière imagée pourrait-elle dans ce cas donner naissance, comme le stipule Qu’est-ce que la Littérature ?, à des arts « non-signifiants », ne voulant « rien dire » ? Une distorsion sémantique apparaît à la lecture des toutes premières page de ce manifeste de littérature ; les arts non signifiants comme la peinture, la sculpture, la musique et la poésie, semblent échouer à l’épreuve de l’engagement littéraire, mais pour mieux réussir à celle du dé-gagement intellectuel, transformant la fuite vers le monde des significations en résistance de la matière du sens, nous obligeant alors à retraduire « non signifiants » par « ne signifiant pas autre chose » donc « signifiants en soi et par soi ». Le manifeste de littérature engagée deviendrait alors pour ainsi dire un « manifeste latent » du dé-gagement de l’œuvre d’art, la redéfinissant comme une compression du signifié dans le signifiant. Forts de ce retournement praxique, les articles consacrés à la peinture entre 1954 et 1970 achèveraient alors de tracer ce retour du sens sur lui-même. Dès lors, le supposé échec de Sartre à fonder une véritable phénoménologie de l’imaginaire résiste-t-il vraiment à la lecture conjointe du levier esthétique de 47 et des nombreux essais sur la peinture, malgré l’absence d’esthétique patente ?
Ces essais d’esthétique picturale, bien que méconnus et disséminés, voire inédits, permettent, selon nous, de corriger certaines idées reçues et de tracer au sein de la philosophie sartrienne une nouvelle approche, tout à la fois, plus phénoménologique et plus matérialiste de l’art : les réflexions sur la peinture sauveraient ainsi Sartre d’une théorie de l’imagination sans images et d’une dévalorisation dégradante de l’image physique. A cet égard, Sartre propose indirectement comme une redéfinition de l’émotion esthétique, oscillant entre la possession et le retrait, ménageant par là les moyens de dépasser ses propres réticences à l’égard du magique.
Ainsi, on croyait trouver chez Sartre une théorie de l’engagement intellectuel appliquant à l’artiste le schéma du littérateur, tout en déplorant l’échec des arts non-signifiants à porter ce mouvement libérateur aussi loin que l’écrivain ; en réalité, nous avons trouvé là une théorie du dé-gagement permettant au peintre de réinvestir dans la matière analogique de la toile ce qu’il avait désinvesti du monde de la signification. Plus on examine l’analogon pictural, plus son ambivalence éclate à nos yeux du fait, précisément, qu’il se trouve à la charnière du matériel et du représentatif : si l’espace du tableau se trouve libéré de son allégeance à une signification plus haute, il peut alors se charger du sens que nous prêtions à l’intentionnalité, ce qui l’amène à intérioriser le vide et la distance qu’on lui refusait, mais aussi, par là-même, à endosser une ambiguïté et un flottement jusque là inédits dans la philosophie sartrienne. Cela permettrait ainsi à la praxis et à l’émotion picturales de se démarquer des conduites magiques et régressives préalablement critiquées par Sartre, de ne pas faire de ce bouclage une nouvelle impasse, en accordant au peintre et au public la liberté de dégager le sens de la toile, tout en décidant de se laisser captiver par elle.
La rencontre (à distance) de Sartre avec la personnalité et la peinture du Tintoret aura agi, à n’en pas douter, comme un révélateur esthétique et ontologique. Elle est déterminante, car induisant, dès le départ, un déplacement du centre d’intérêt sartrien vers les conditions matérielles du geste artistique. D’ailleurs, le détournement subversif du message religieux dans les toiles du Tintoret est à lui seul symptomatique d’une déviation des significations surnaturelles vers leur milieu naturel, la matière créée, laquelle devient alors à son tour créatrice de sens : le signifié céleste, comme Saint Marc dans « Le Miracle de l’esclave », chute de sa position transcendante et s’abandonne à la pesanteur du signifiant terrestre ; la plupart des tableaux du Tintoret réitère cette chute vers une position d’équilibre instable, car, précise Sartre, « amortie ou non, la chute continue, on ne l’arrêtera qu’en détruisant le tableau »[2]. Les subterfuges du peintre vénitien pour masquer cette chute deviendront, chez les peintres de la modernité, une véritable captation du sens par la matière produisant en retour une évocation quasi-magique, chaque peintre cherchant, à sa manière, à faire apparaître ce sens invisible de la matière visible, que Sartre nomme le « secret » de la toile : Giacometti peint la présence des corps aux limites indistinctes, comme il sculpte par ailleurs leur irréductible distance ; Masson métamorphose les lignes en vecteurs jusqu’à confondre l’homme avec la nature qui l’entoure ; Lapoujade s’intègre lui-même à la foule des hommes pour mieux incarner le monde ; Wols s’applique à lui-même la loi de l’être, qui est celle de l’être-autre, jusqu’à s’y perdre ; et Rebeyrolle, pour finir, parvient à faire coexister violemment les matériaux les plus impersonnels et les meurtrissures les plus intimes.
On croyait donc l’image picturale figée dans un matériau accessoire, traversée d’une intentionnalité dogmatique ; nous avons plutôt décelé la naissance d’une temporalité cinématographique où le mouvement du regard accompagne le sens de l’image. Ce que Sartre retient ici du cinéma, ce n’est pas tant l’ordre logique et la fatalité implacable de l’enchaînement des images, mais plutôt l’imprévisibilité et l’immédiateté d’une temporalité ouverte, du point de vue du spectateur.
On croyait trouver chez Sartre une opposition irréductible entre conscience percevante et conscience imageante ; nous avons pu découvrir une intuition picturale qui permet de sentir la matière de l’image, sans la chosifier, mais aussi de l’irréaliser et de préserver ainsi la liberté de la conscience esthétique, sans la « psychologiser ». Avec la peinture, la notion d’intermédiaire semble peu à peu supprimée, proposant une nouvelle synthèse de présence et d’absence ; l’imaginaire sartrien devient plus concret, au fur et à mesure qu’il se picturalise, tandis que, parallèlement, ce sera la perception qui, chez Merleau-Ponty, s’imaginarise en se picturalisant. Nul phénoménologue n’échappe à la redoutable contradiction entre matière et conscience, incarnée par la nature hybride de l’imaginaire : elle semble solutionnée chez Merleau-Ponty par la théorie de la chair et de l’expression ; Sartre paraît tenter, à son tour, de la dépasser par la synthèse émanant du sens pictural. L’analogon pictural serait alors ce 3ème élément qui rend possible la concordance entre deux aspects contradictoires du réel, le matériel et le spirituel, au prix d’une tension qui, il est vrai, nous oblige à une oscillation permanente pour ne pas tomber ni d’un côté ni de l’autre.
On croyait déceler chez Sartre un rejet nauséeux du corps humain ou d’une matière chosifiée : mais les peintres choisis par Sartre célèbrent l’attraction terrestre, la densité des matériaux et la consistance des corps, sans pour autant l’exhiber ni la rejeter. L’art non-figuratif semble être à cet égard le genre pictural le plus abouti, autorisant tout à la fois l’éclatement des formes et la superposition des matériaux, brisant le diktat de la ressemblance à toute figure déjà existante, tout en conférant à la matière un certain pouvoir suggestif : « Le non-figuratif offre ses splendeurs visibles à l’incarnation du non-figurable » observe Sartre face aux foules informelles de Lapoujade[3].
On croyait également trouver chez Sartre un déni de la vision : nous y avons trouvé une critique de la perspective monoculaire, une ouverture vers la profondeur qui s’annonce au cœur même de la Renaissance italienne, transformant le refus de voir en intuition de l’invisible ; car « Jacopo, note Sartre, veut figurer la présence accablante du monde et n’a d’autres moyen, peintre, que de la donner à voir »[4]. L’esthétique picturale constituerait alors comme un point aveugle de la philosophie sartrienne, l’invitation progressive du non-visible au cœur du visible.
Enfin, loin de reléguer le peintre dans un arrière-monde dégagé de toute responsabilité, le geste pictural permet de re-totaliser activement le sens du réel tout en totalisant l’individu détotalisé, permettant, plus que n’importe quel autre geste créateur, d’aller au plus près de soi-même et du monde, de se rejoindre dans une matière que l’on a soi-même mise en œuvre. Le « sens » pictural prenant la place de ce que Sartre nommait « l’individuel », l’image picturale peut être désormais tout à la fois cironscrite et totalisante, objet singulier d’où émaneront une multiplicité de projets de soi-même, même si ces projets se trouvent contre-finalisés dès lors qu’il se concrétisent : la synthèse picturale semble d’ailleurs précisément naître de cette confrontation à l’antithèse de la matière et du regard autrui, confirmant la dialectique du « qui perd gagne ». Pour autant, Sartre ne soumet pas la peinture à une quelconque idéologie politique, la liberté étant son seul leitmotiv ; chacun des peintres sartriens réussit d’ailleurs habilement à éviter le double écueil d’une peinture trop esthétisante, trahissant la condition humaine dans une beauté d’artifice, ou trop moralisante, désignant à découvert ce qu’elle voudrait nous dire et nous amener à penser. Il ne faudrait pas, non plus, voir dans cette « réussite » picturale une volonté d’esthétisation de soi et de l’existence. Pour Sartre, il est vrai, (je cite) « un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde »[5], rejoignant ainsi certaines considérations de Camus qui confiait dans ses Carnets que : « Le monde absurde ne reçoit qu’une justification esthétique ». Mais Sartre se garde bien de faire de la morale une esthétique (car vouloir faire de sa vie une œuvre d’art reviendrait à confondre totalement le réel et l’imaginaire) ou de l’esthétique une morale (car la peinture reste indépendante de ces finalités externes).
Tous les chemins tracés par les arts plastiques mènent donc à repositionnement central de l’analogon, reflet tout à la fois matériel et chatoyant. Grâce à l’analyse de ces textes, nous pouvons parvenir à un redéploiement des concepts sartriens, autant de redéfinitions qui sont comme les effets secondaires de cette réhabilitation matérielle. Le flottement sémantique de l’analogon permet en effet d’ancrer le regard dans la matière picturale, lequel devra, s’il veut demeurer regard, se laisser emporter pour ajouter de la profondeur à la planitude de la toile ; d’inscrire une temporalité oblique dans l’espace, de la beauté dans la laideur, d’ouvrir le réel au possible, d’inviter la négativité de l’absence à se loger dans l’affirmation d’une présence, tolérant une infinité de libres esquisses interprétatives. Toutes ces déclinaisons philosophiques de l’analogon pictural que nous avons cherché à décrire s’organisent en étoile autour de lui, déclinaisons dont il restera jusqu’à la fin le point de convergence.
Au final, le caractère non systématisé, voire inachevé, des textes sartriens sur la peinture aura, contre toute attente, plutôt joué en faveur de l’hypothèse d’une redéfinition progressive et sous-jacente de l’analogon, mettant à jour, au fur et à mesure des rencontres, tout à la fois, comme le remarque Sartre à propos du Tintoret, « les composantes fictives de nos perceptions réelles », et, pourrions-nous dire, la prévalence matérielle de nos figurations imaginaires [6].
Nous nous sommes bien sûr demandé, comme Sartre face à la dispersion et à l’inachèvement des textes de Flaubert, au début de L’Idiot de la famille, « ne risquons-nous pas d’aboutir à des couches de significations hétérogènes et irréductibles ? » ; comme lui, nous répondrions, en toute modestie, que ce travail a tenté « de prouver que l’irréductibilité n’est qu’apparente et que chaque information mise en sa place devient la portion d’un tout qui ne cesse de se faire et, du même coup, révèle son homogénéité profonde avec toutes les autres »[7]. Sartre a donc voulu et réalisé cette conversion analogique dans ses textes sur la peinture sans pour autant la thématiser clairement dans une esthétique constituée. « La nomination implique un perpétuel sacrifice » du mot à l’idée, spécifiait déjà Sartre dans Qu’est-ce que la Littérature ? ; le silence du peintre aura pour lui l’avantage de ne pas sacrifier l’image à quoi que ce soit d’autre, de demeurer riche de tous les secrets de la matière picturale. Le quasi-silence de Sartre sur sa propre esthétique picturale, à son tour, n’aura eu d’égale que la quasi-présence d’une révolution sous-jacente qui modifie à rebours de nombreux aspects de sa propre pensée philosophique, l’obligeant parfois à penser contre lui-même.
Il nous est apparu nécessaire de ne pas confiner notre étude à la stricte analyse phénoménologique du retournement de situation qui s’opère autour du concept d’analogon, et de proposer un état des lieux de cette présence-absence de la peinture (ou plus exactement de cette présence qui fut d’abord une absence), et ce jusque dans la vie personnelle et l’œuvre romanesque de Sartre, pour mieux saisir les conditions de mise en œuvre de cette reconversion. L’évolution phénoménale qui s’accomplit entre la critique des « Portraits officiels » de 1939 et les « Coexistences » de 1970 ne pouvait selon nous être réellement comprise sans une description des modalités d’apparition du peintre et de la peinture dans la littérature sartrienne, plus précisément celle qui accompagne chronologiquement et thématiquement les textes philosophiques majeurs ; présence précoce mais négative, annonçant en creux leur réhabilitation positive bien que plus tardive dans les essais sur la peinture. Il fallait qu’apparaisse, de chaque côté de cet essai à double face qu’est Qu’est-ce que la Littérature ?, les deux esthétiques picturales qui le bordent, la première, esthétique du dénigrement et de l’absence, illustrant le caractère iconique et symbolique de la première théorie de l’imaginaire, laquelle appelle de ses vœux la seconde esthétique, celle de la célébration du sens et de la matière.
Pour autant, il serait intéressant, afin de préciser les modalités de cette genèse d’une esthétique picturale, de prolonger ce travail de recherche en amont et en aval des limites dans lesquelles nous l’avons circonscrit : tout d’abord en s’appuyant sur les textes de jeunesse précédant les « Portraits officiels » de 39, lesquels permettraient, à n’en pas douter, d’apporter un nouvel éclairage sur les prémisses d’une pensée sur l’art qui ne cesse d’évoluer favorablement ; mais aussi en explorant de manière exhaustive les pages de L’Idiot de la famille, qui bouclent pour ainsi dire la boucle de l’esthétique sartrienne dans les années 70. Ce pourrait être le moyen de préciser l’évolution des concepts de liberté et de nécessité en matière d’art, de se demander si l’artiste peut véritablement dépasser sa propre contingence dans la réalisation d’une œuvre nécessaire en soi, ou bien si l’art n’est jamais que la projection illusoire du Moi dans un matériau tout aussi contingent que lui.
Il est vrai que, tentant à notre tour d’accompagner jusqu’au bout la progression ontologique de la pensée sartrienne, nous nous sommes trouvés confrontés au problème de l’impossible quête de l’en-soi-pour-soi. La question était de savoir si la rencontre avec la praxis picturale pouvait rétrospectivement modifier jusqu’à l’ontologie sartrienne, du fait qu’elle permet de dialectiser au mieux ce qui se trouvait analytiquement opposé dans son ontologie première et de combler la faille ontologique entre l’en-soi et le pour-soi. La conscience imageante reste, à n’en pas douter, l’auxiliaire privilégié du pour-soi comme dépassement du monde vers ce qui lui manque. Mais, si l’on établit le même rapport du signifiant au manquant et du signifié au manqué, le rabattement du signifié dans le signifiant pourrait permettre à l’art de synthétiser ce que l’ontologie séparait. Car l’artiste ne se contente pas d’imaginer, tel un rêveur morbide, ce qu’il pourrait bien inventer pour questionner et dédoubler le sens du réel : il le fait. Partant de là, il réinvente le sens du rapport originel et conflictuel entre l’en soi et le pour-soi dans la mesure où il réinscrit le manqué dans le manquant : le sentiment de sa propre contingence et le défaut d’être qui hantent sa conscience trouvent dans l’œuvre engendrée, tout en la recréant sans cesse, une forme de plénitude grâce à la plénitude des formes. Dès lors, même chez les peintres sans privilèges, la peinture reste un art privilégié qui renouvelle le rapport de l’individu sartrien à la nécessité, notamment par le caractère définitif du geste initial et la fulgurance du regard final.
Ainsi, définissant l’art non-figuratif de Masson, Sartre semblait déjà viser un tel dépassement des contraires : « Puisque nous gardons le contour et que nous voulons lui faire signifier le contraire de ce qu’il manifeste ordinairement : non pas la finitude mais l’explosion, non pas l’inertie tassée de l’être qui est ce qu’il est et rien d’autre, mais une certaine manière d’être tout ce que l’on n’est pas et de n’être jamais tout à fait ce qu’on est, nous sommes conduits à faire, du trait lui-même, une réalité ambiguë, comme ces lignes doubles qui, aux lieux où un cercle en rencontre un autre, appartiennent à la fois à la circonférence de l’un et à celle de l’autre, et sont en même temps elles-mêmes et autres que soi, elles-mêmes et leur propre arrachement à soi »[8]. Reste à déterminer si l’insatisfaction de l’artiste, souvent interprétée comme échec du projet du pour-soi à être cause de soi, peut mener à une réelle et définitive réalisation concrète de soi, lui permettant d’échapper effectivement au règne de la contingence tout en échappant à celui du plastico-inerte. Ou bien si la projection de soi dans la matière de l’œuvre ne conduira jamais qu’à une peinture de l’échec, comme Mallarmé transforma « l’Echec de la Poésie en Poésie de l’Echec »[9].
De même, il serait nécessaire d’affiner le travail de comparaison entre ces deux esthétiques picturales désormais re-constituées que sont celles de Sartre et de Merleau-Ponty, en s’adossant précisément à cette redéfinition de l’analogon pictural. D’autant que, comme le signale Claude Lefort dans sa préface à la Prose du Monde, « l’essai de Sartre, Qu’est-ce que la Littérature ?, paru en 1947, fit sur [Merleau-Ponty] une profonde impression et le confirma dans son intention de traiter des problèmes de l’expression ». Merleau-Ponty note même à la fin du commentaire critique qu’il en propose en 1948-49 : « Il faut que je fasse une sorte de Qu’est-ce que la Littérature ? avec une partie plus longue sur le signe et la prose ». Mais, remarque judicieusement Claude Lefort, Merleau-Ponty ne prévoit pas encore à cette époque d’y ajouter une étude sur l’expression picturale. Il serait donc intéressant de préciser les similitudes, voire les emprunts réciproques qui font se croiser deux philosophes décidément inséparables, dont le dialogue aurait pu reprendre autour de cette intention commune. Dès 54, mais aussi et surtout dans « Saint Marc et son double », Sartre semble en effet répondre à certaines ambitions merleau-pontiennes par ses propres découvertes picturales : « Le peintre, dit-il, nous persuade que l’absence et la présence sont accessibles au premier coup d’œil : loin de leur donner la chasse, il faut en partir et les accompagner jusqu’à leur aboutissement plastique »[10].
En conclusion, nous admirons la plupart du temps les peintures vénitiennes du Tintoret dans des conditions défavorables (ruelles étroites conduisant à des églises sombres, tableaux mal éclairés, comme délaissés) : il en est de même pour les textes de Sartre sur la peinture, disséminés, quasi-inaccessibles, parfois labyrinthiques. C’est la raison pour laquelle la prochaine étape de ce travail devrait être, en toute logique, la publication conjointe de tous les textes sartriens sur la peinture, d’un seul tenant, afin d’attester, de visu, de leur cohérence et de leur continuité – à tout le moins les textes consacrés au Tintoret, qui sont à nos yeux d’une richesse inépuisable, et dont nous avons proposé ici une version annotée des fragments inédits. Car les essais sur la peinture s’organisent selon le même principe que les toiles qu’on observe, rejoignant l’idéal de Masson, résumé ainsi par Sartre : « que tout s’organise et se crée sous vos yeux si vous lisez dans le bon sens ; que tout s’éparpille en chaos si vous regardez à rebrousse-poil »[11].
[1] IMGR p. 46.
[2] SMD & 24.
[3] PSP p. 384.
[4] SMD & 60.
[5] QL p. 50. Carnets II, Janvier1942-Septembre 1945, Gallimard, Paris, 1964, p. 65.
[6] SMD & 104
[7] IDF p. 7.
[8] MA p. 399-400.
[9] MAL p. 144.
[10] SMD & 102.
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