Un artiste désengagé ?

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L’ouvrage intitulé Qu’est-ce que la Littérature ?, paru dès 1947 dans les Temps modernes[1], présente le peintre et tout un cortège d’autres figures artistiques (le musicien, le sculpteur et le poète, auxquels nous pourrions éventuellement ajouter le cinéaste) comme des personnages repoussoirs : la possibilité d’un engagement intellectuel semble alors réservée au seul écrivain. C’est donc par opposition à la définition de l’écrivain, et pour régler ses comptes avec des adversaires plus ou moins visibles, que Sartre refuse tout parallélisme entre ces deux types de création et parle d’arts « non-signifiants » : la question est alors de savoir si ce supposé manque de signification de la peinture la condamne définitivement au désengagement, ou bien si cette mise à l’écart n’est qu’un effet collatéral de la volonté obstinée de Sartre à responsabiliser le travail de l’écrivain.

            Il convient tout d’abord de comprendre comment la stricte observation phénoménologique de la nature des images esthétiques et de l’analogon dans L’Imaginaire a pu conduire Sartre à la déresponsabilisation de l’artiste-peintre quelques années plus tard dans Qu’est-ce que la Littérature ?  Quels sont précisément les arguments ou les figures permettant de « juger » la peinture comme désengagée ? Sartre opère comme un glissement de sens implicite de la néantisation vers la déresponsabilisation, au point que nous pourrions nous risquer à parler d’un « lapsus esthétique » qui nous achemine subrepticement de la « non-signification » à l’« insignifiance ». L’art, il est vrai, est un anti-monde au cœur du monde ; il semble ériger en valeur existentielle cette conduite de fuite qui nous éloigne des rives du réel, que nous soyons artiste ou spectateur ; il comporte ainsi toujours le risque d’une dérive vers l’imaginarisation, d’autant plus pernicieuse qu’elle ne s’accompagne ni d’un enrichissement de la vie imaginaire ni d’un véritable détachement face aux vicissitudes du réel. Or, les premières pages de Qu’est-ce que la Littérature ?  se nourrissent encore de cette conception restrictive de l’art.

Le peintre, en effet, semble ne pas être suffisamment impliqué, trop peu « mondain », trop dans l’au-delà, du fait du caractère irréel de l’image visée ; trop d’imaginaire tuait l’engagement. A partir de 1947, le peintre paraît toujours désengagé, mais pour la raison inverse : il s’agit maintenant de souligner que, la peinture ne fonctionnant pas comme un langage, son sens ne se situe pas suffisamment au-delàde la matière du monde pour s’engager à la façon de la littérature ; trop peu de signification tue l’engagement. Tantôt trop au-delà, tantôt trop en-deçà de la matière des choses ou des mots, l’expression picturale peine à trouver sa place.

Autrement dit, la peinture serait à la fois une création imaginaire hors du monde, comparée à un engagement littéraire ancré dans la vie politique de son temps (ce que soulignait la première esthétique), ET l’expression d’un sens dans la matière des choses si l’on considère plutôt la dimension d’abstraction significative propre au langage (ce que soulignera la seconde esthétique). Selon que Sartre insiste sur l’engagement de la littérature dans le monde des hommes (loin de l’imaginaire) ou dans le monde des idées (loin de la matière des mots), selon qu’on accentue la dimension d’absence ou de présence de l’image, selon qu’on regarde l’analogon à l’endroit ou à l’envers, comme le galet à double face de La Nausée, les arts « non-signifiants » seront saisis comme trop irréels (désengagés parce qu’imaginaires) ou trop réels (désengagés parce que ne fonctionnant pas comme signes d’autre chose). Notre intuition de départ se trouve ainsi confirmée : l’art est bien le revers de l’engagement littéraire, l’insignifiance externe et la signifiance interne de l’œuvre n’étant que les deux faces d’une même médaille. L’analogon apparaît désormais à la fois comme le point d’articulation de la vie de la conscience imageante ET comme le point de basculement de l’esthétique picturale sartrienne. Si L’Imaginaire avait permis d’inaugurer une nouvelle voie dans la description de la matière de l’image mentale, tout en insistant sur la thèse d’irréalité qui accompagne toute image, même physique, ce sont les premières pages de Qu’est-ce que la Littérature ? qui, annonçant et préparant les essais d’esthétique picturale, inaugurent une nouvelle voie dans la description de la matière de l’image physique. Et plutôt que de parler d’un désengagement de l’artiste, il conviendrait désormais de désigner son attitude comme celle d’un dégagement s’effectuant depuis l’intérieur même du monde, puisque le sens pictural doit émerger de la toile elle-même et non d’une quelconque absentification ou externalisation vis-à-vis de la matière. C’est ainsi que, d’un manifeste en faveur de la littérature, adossé à des arts qui, eux, ne « signifiaient pas », Sartre parvient progressivement à ébaucher un manifeste (latent, pour ainsi dire) en faveur des œuvres d’art et de la peinture.


[1] Les Temps modernes, N°17, février 1947 à N°22, juillet 1947 ; version définitive dans Situations II puis édition en volume séparé chez Gallimard, coll. Idées N°58, en 1964.

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