Du domaine skiable en peinture
Pistes noires, jaunes ou bleues : les lignes de fuite de Mondrian ne sont pour Sartre qu’une fuite vers l’abstraction des lignes, un panneau de signalisation pour domaine skiable …
Dans les peintures du Titien ou de Mondrian, il s’agit seulement de se laisser glisser à la surface des choses, sans aucune forme de compromission avec la matière picturale. En cela un Titien ou un Mondrian ne laissent pas plus de traces en nous qu’un skieur sur la neige ou que les gouttes de pluie fuyantes coulant sur une vitre : nous pourrions appliquer à leur peinture ce que Sartre dit du glissement, à savoir qu’il est seulement « action à distance, il assure ma maîtrise sur la matière sans que j’aie besoin de m’enfoncer dans cette matière et de m’engluer en elle pour la dompter. Glisser, c’est le contraire de m’enraciner ».
A l’instar de toutes les mises en scènes picturales qui déréalisent l’image et le désir qui les a inspirées, réduisant ce dernier à n’être qu’une image flatteuse de lui-même, Titien et Mondrian ne font que réaffirmer le pouvoir asymétrique du pour-soi sur l’en-soi, l’un par les courbes et les couleurs flatteuses, l’autre par les lignes et les formes géométriques qui rassurent. Nos regards glissent sur ces œuvres comme sur ce « maître redouté qui n’a pas besoin d’insister ni d’élever le ton pour être obéi. Admirable image de la puissance »[1].
Deux pour-soi (celui de l’artiste et du spectateur) se font face sans jamais se compromettre mutuellement ni se croiser vraiment, ne donnant à voir que « l’être sans danger et sans mémoire qui se change éternellement en lui-même, sur lequel on ne marque pas et qui ne saurait marquer sur nous »[2]. Nous demandons à la peinture officielle de se comporter comme de la neige ou de l’eau qui se refermerait sur elle-même après notre passage, symbolisant tout à la fois la transparence de la conscience pour elle-même et l’enfermement de l’image mentale sur un contenu déjà connu d’avance : « objectivation irréelle » qui ne produit que des « leurres de satisfactions », dirait François Noudelmann, puisque « le désir irréalisé s’articule sur des objets irréels »[3].
[1] EN p. 644. Nous pourrions ainsi appliquer à la peinture officielle cette remarque de F. Noudelmann à propos de « l’imaginarisation » : « Lorsque l’image a perdu son pouvoir dynamique d’incarnation, elle se réduit à sa dimension plastique : elle est incarnée, et non plus incarnation en acte. Dès lors elle se transforme en idole », op.cit. p. 205.
[2] Ibid. p. 653.
[3] Op.cit. p. 203.