Des Saints qui s’écrasent comme des poids lourds
Même les saints et les anges venus d’en-haut ont cessé de voler ; s’ils semblent en suspension, c’est précisément qu’il n’est pas naturel aux corps de flotter dans les airs et qu’il faut les retenir de tomber : « le bon sauveur n’a besoin de rien pour tomber et nous autres, les arrière-neveux de Newton, nous jugerions qu’il emprunte l’attraction terrestre pour arriver plus vite à destination »[1]. Cette parodie de flottaison participera de l’entreprise de naturalisation du surnaturel et de subversion du message religieux que tentent de cacher les tableaux du Tintoret. Toutes les métaphores techniques remplaçant les dieux et les saints par des machines, bien loin d’indiquer un quelconque deus ex machina, traduisent la présence ingénieuse d’un peintre-artisan qui, seul, tire les ficelles de ces marionnettes célestes. Le message des missionnaires de Dieu rate systématiquement sa cible : il n’indique pas, par-dessus les hommes, un projet d’élévation vers le ciel des idées, mais plutôt l’effort répété pour ne pas s’écraser dans le monde terrestre, ce qui est une autre manière de dire que nous y sommes tous plus ou moins condamnés. C’est pourquoi un doute persiste quant à la sainteté des saints, provoquant un malaise dont on aura du mal à se décentrer : « La terre attire donc l’Empyrée ? Les élus, en dépit de leurs mérites, sont soumis jusqu’au ciel à la gravitation ? On se demande si le malheureux va s’écraser au sol. Evidemment non, puisque c’est un Saint. N’empêche que la foi seule justifie notre espoir ».
[1] SMD & 23 ; « c’est un Saint qui est en quelque sorte couché et, de cette manière, a une pesanteur sur la terre, bien qu’il soit éloigné d’elle de plusieurs mètres : cela a dû surprendre, car le public a été très hostile à ce tableau au départ, et indigné par ce saint qui a l’air de tomber, ou de se retenir de tomber » remarque encore Sartre dans son entretien avec Michel Sicard, « Penser l’art », ES, p. 232 ; Cf Ill. 27, 27bis et 27 ter.