La maladie du possible : petite phénoménologie du rugby
Il y a entre chaque instant du temps qui s’écoule une distance minimale mais absolue qui atteste de mon devenir autre ; le temps est séparation d’avec l’instant d’avant et surgissement d’un nouvel instant qui vient effacer le précédent. Chaque passe de rugby peut ainsi nous surprendre, surtout avec un ballon qui rebondit de façon aussi aléatoire … Toute liberté prend alors la forme d’une néantisation temporelle qui consiste à trancher dans le vif, à couper court, à insuffler de la transcendance dans l’immanence : certaines interceptions de coups de pieds en attestent. Car l’avenir est la région de l’aventure, un-je-ne-sais-quoi plus large encore qu’un terrain de rugby, à la fois certain et incertain, il faut feinter sans cesse entre les mailles du réel pour y loger du possible. On est certain qu’il y aura un avenir et incertain quant à savoir de quoi sera fait cet avenir. Cf la logique d’Aristote : « Nécessairement il y aura demain une bataille navale ou il n’y en aura pas ; mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait demain une bataille navale, pas plus qu’il n’est nécessaire qu’il n’y en ait pas. Mais qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas demain une bataille navale, voilà qui est nécessaire. » De Interpretatione, 9. Actualisation de la formule : Nécessairement il y aura demain un match de rugby ou il n’y en aura pas ; mais il n’est pas nécessaire que la France gagne, pas plus qu’il n’est nécessaire que la France ne gagne pas. Mais qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas demain un match de rugby voilà qui est nécessaire » De Ovalistique XIII ou XV …
Les enchaînements de hasards et de coïncidences nous interdisent de prévoir avec certitude qu’une chose va se produire plutôt qu’une autre, c’est ce qui nous fait sourire dans cette anecdote : « une voyante se présente en colère dans un commissariat et dit « je viens porter plainte car je vais être cambriolée demain matin » ! Telle est l’ambivalence du futur : le jeu des possibles implique l’impossibilité d’affirmer si A va se réaliser ou non. Ce que l’on tente de conjurer par des chants rituels visant à faire se réaliser A plutôt que non-A : On vaaaaaa gaaaaagner !!! . Il faut décidément être AAAAristotélicien pour être supporter …
La contingence est donc tout autant l’arme qui rend le monde et les événements incertains, hors de notre contrôle (« dimanche prochain, on jouera samedi ! »), et l’outil privilégié de la liberté en devenir (« On n’est pas venu pour être là! »). Or, le possible correspond à ce qui peut, en puissance, en droit, aussi bien être que ne pas être (« Si on gagne pas, on a perdu! » et réciproquement), il s’oppose à ce qui est réel, en acte (ce qui est) et à l’impossible (ce qui ne peut pas être ). A cet égard, tout homme est un architecte, un grammairien ou un rugbyman en puissance (c’est la condition nécessaire, mais pas suffisante pour le devenir), encore faut-il actualiser cette possibilité par des études, du goût ou du talent pour ce métier. Le réel serait donc la mise en œuvre effective de ce qui était contenu en puissance dans du possible. La nécessité ne touche ici que l’écoulement du temps, l’avènement du présent, càd la substitution du présent au futur et du passé au présent, mais pas la nature de l’événement.
Mais cette contingence des futurs est précisément la condition et le medium de la liberté humaine : le pour soi tant qu’il est en vie ne va pas cesser de se dépasser, de dépasser son passé vers son avenir, en attente permanente de son propre devenir , en somme, nous nous attendons toute notre vie, tout au long de ce match existentiel avec soi-même : « Notre vie n’est qu’une longue attente : attente de la réalisation de nos fins, d’abord, attente de nous-même surtout » (Sartre, EN p 595). L’avenir est une page blanche qu’il nous incombe de remplir : le propre de l’existence humaine sera donc la projection dans le possible (il nous reste deux minutes pour marquer un essai). Le futur devient la catégorie même de la liberté à partir du moment où je peux projeter mon être dans cette zone de non-être (les derniers 20 mètres) qu’est le possible.
Paradoxe insoutenable : le possible est tout autant le poison que le remède, le placage ou le drop ; il rend possible la transcendance càd le dépassement d’une situation présente par un projet à venir, et ce précisément parce que rien n’y semble déterminé par avance (l’essai aurait pu être transformé ! ou pas …) ; il rend tout autant possible l’errance, le doute et l’incertitude (où nous ménera ce maul qui avance pour mieux reculer ensuite ?).
Ainsi, certains troubles obsessionnels compulsifs du comportement témoignent d’une conscience névrotique du « tout est possible», surtout le pire ! La compulsion de lavage (la pire pour un rugbyman), de vérification ou de superstition sont des stratégies d’évitement ou des moyens de désamorçer l’angoisse de la contingence, une manière de pallier l’absence de maitrise du réel (toujours ce ballon aux sursauts imprévisibles). Imaginons un rugbyman pris de tics compulsifs, vérifiant sans cesse l’ovalité du ballon, la rectitude de la touche, le parralélisme de barres etc … car persuadé que s’il ne le fait pas quelque chose de terrible lui arrivera … c’est cela, la maladie du possible…
De même qu’un immense terrain de rugby, ouvert sur le possible par ses deux immenses totems blancs plantés de chaque côté, l’aventure est avènement de l’événement : pour qu’il y ait aventure, il faut à la fois ne pas être un héros tragique (celui qui est totalement prisonnier, séquestré au-dedans ; tout était écrit ; no exit) et ne pas être le simple spectateur de son existence hasardeuse (extériorité d’indifférence ; contingence et nausée ; celui qui est totalement au dehors, détaché de ce qu’il regarde), il faut être à la fois dedans et dehors, comme une porte à la fois ouverte et fermée, donc entrebâillée (cette barre blanche comme limite et fenêtre à la fois), car une aventure s’improvise (enchaînement de causes et d’épisodes dans la durée imprévisible) tout en se vivant de l’intérieur comme une nécessité ( cette force fantastique, elle me kidnappe et m’emporte au-delà de moi-même). Or, pour qu’il se passe quelque chose, il faut qu’un atome de ballon dévie de sa trajectoire, fasse un caprice et s’écarte des autres, ou qu’une goutte de pluie décide de bifurquer sur la vitre au gré du vent : c’est le clinamen / la déclinaison des Epicuriens.
Autre comparaison : dans la « Ronde de nuit » de Rembrandt, un homme vêtu de jaune (et bleu ?) surgit dans un coin : « il serait beau de penser que cet homme est le principe de l’aventure » (Jankelevitch).
Se libérer c’est donc mettre son passé hors jeu en sécrétant son propre néant, il y a donc double sécrétion de néant : néant de ce qui n’est plus à faire (on a perdu) / néant de ce qu’il me reste à faire (rv l’année prochaine).
Le temps qui s’écoule à l’intérieur de chaque mi-temps est cette interrogation du sens des choses : il m’indique en arrière de moi-même que ce qui a été réel ne sera jamais plus possible et en avant de moi-même qu’il m’incombe de faire advenir comme réels une infinité de possibles. Les mi-temps et tous les instants suspendus, où le temps est mis entre parenthèse, sont là pour en prendre conscience.
Cela ne veut pas dire pour autant que le passé doit disparaître : il doit continuer d’exister sous une autre forme, prendre un autre sens sous le regard du présent à venir. Tel est le point commun entre la psychanalyse et le rugby : pour éviter de botter en touche sans arrêt et tenter de mieux avancer, faire une passe vers l’arrière de celui/celle que nous avons été …
Cf Thierry Tahon « Petite philosophie du rugby«
Le rugby, un sport pour mimer la contingence des futurs et défier l’implacable destin de l’existence ?