Une temporalité baroque
Dans le « Saint Georges et le dragon » subversif, la fuite de la jeune fille et la position du cadavre cristallisent un temps que le regard aura pour tâche de déployer[1]. D’ailleurs Sartre prend bien garde à la décrire en termes temporels plutôt que spatiaux : la toile qui « s’ouvre » devant nous pour que nous y entrions possède un commencement et une fin, « itinéraire présent » proposé par Sartre, imposé par le Tintoret, soumis à un « recommencement perpétuel » ; « le peintre ne nous lâchera pas qu’il ne nous ait d’abord imposé cette fuite de luxe » du devant vers l’arrière du tableau, de droite à gauche, nous obligeant à établir une « relation fulgurante » entre ses personnages[2]. Dans chaque « instant » ou « moment » perçu, point virtuel entre deux néants, se trouve contenue en puissance une « rupture d’équilibre », une « cassure » qui fait disparaître l’acte présent, renvoyant à une « attente » ou une « promesse », d’abord exprimée par cette femme qui « s’écrase contre la vitre-frontière »[3]. Quel est ce mouvement qui les pousse ainsi à sortir de la toile ? Cette projection est l’aboutissement de ce qui se passe en arrière du tableau et c’est justement ce qui produit un « tableau à quatre dimensions : l’espace-temps, l’événement »[4]. La jeune vierge en fuite au premier plan incarne l’impuissance tragique de la victime, délaissée par la ville fortifiée de l’arrière-plan, essayant tant bien que mal de trouver une issue de secours, probablement située hors du tableau, voire en nous ; d’ailleurs « la fuite et la mort sont des éclaboussures qui rejaillissent dans la salle »[5]. Son visage apeuré, son regard de biais, « sa longue déroute ostensible » suffisent à dénoncer « les intentions déshonnêtes du monstre » situé en arrière et nous obligent à remonter le temps, depuis la fuite, « simple rémanence d’un effet qui survit à sa cause », jusqu’à la mise à mort. C’est donc seulement dans un deuxième temps que notre regard traverse « l’air raréfié, le désert, en diagonale, pour rejoindre le lieu du combat singulier », ce qui permet non seulement de secondariser l’acte héroïque, mais aussi de bouleverser « la durée du tableau, par choc en retour », faisant perdre son centre à la toile et ses repères au spectateur[6]. La procession devient rétro-procession, irrespectueuse du dogme comme des règles d’unité du temps et de l’espace. Dès lors, « l’inclinaison qui s’ébauche » du corps de la jeune fille, compensée par « l’esquisse d’un relèvement », prend un sens nouveau : « la Belle n’échappera pas à la Bête sans un secours providentiel », ce qui est un bon moyen de mettre cette vie fragile entre parenthèses, de la maintenir en suspens jusqu’à ce que son destin « se règle à cent mètres d’elle ».
[1] Cf Ill. 14 et 16 à 16 ter. Bénédict O’Donohoe note à ce propos le contraste entre l’impression première produite par le tableau : « je vois un mythe animé : le Tintoret, il me semble, a fait tout son possible pour insuffler le mouvement au cœur même de l’inertie » et « l’implacable analyse réductive que fait Sartre » laquelle « immobilise tout ce qui bouge », croyant voir dans l’analyse du philosophe une déformation du sens du tableau ; nous y voyons au contraire la restitution fidèle des contradictions entre les différents moments d’arrêts et d’accélérations du tableau, conditions d’une condensation du temps dans l’espace pictural. Cf « Sartre tuant Saint Georges », Revue Obliques, « Sartre et les arts », op.cit. p. 164.
[2] Cf Ill 15 à 16 ter ; Sartre analyse ici le tableau de la National Gallery mais certaines remarques pourraient aussi s’appliquer à celui se trouvant à St Petersburg et réalisé en 1550. Toutes les citations suivantes sont extraites de « Saint Georges et le dragon », SIT IX, p. 203 à 207.
[3] RA p. 143 ; Cf Ill. 16 .
[4] RA p. 144 ; si ce n’est que dans « La Crucifixion » la projection en avant est accentuée car « l’échelle en bas repousse encore le Christ en avant » ; Cf Ill 5 à 6 bis.
[5] PF, & 5.
[6] A cet égard, nous ne sommes pas en accord avec Bénédict O’Donohoe, pour qui « le reproche essentiel que Sartre fait au Tintoret, à propos du San Giorgio, est d’avoir fait de l’acte un secret » : selon nous, au contraire, Sartre ne saurait lui reprocher cette dissimulation de l’acte religieux, qui permet tout à la fois au peintre d’inscrire une négativité dans la matière picturale et de défier clandestinement les institutions de son époque.