Réconcilier Sartre et Merleau-Ponty grâce à l’art ?
CONCLUSION DE THESE
Le « qui-perd-gagne » appliqué à l’esthétique picturale sartrienne
« Quand on veut changer la vie, il faut changer la peinture »
« Coexistences », SIT IX, p. 320.
Toute esthétique se trouve inévitablement confrontée à la question de son unité, surtout si elle s’inscrit dans une perspective phénoménologique et vise à traduire les multiples modalités d’apparitions des phénomènes à notre corps et à notre conscience : les essais d’esthétique picturale rédigés ici et là par Sartre entre 1954 et 1970 ne le démentent pas[i]. Mais plutôt que d’aboutir à un Sartre iconoclaste, qui se serait adossé à la capacité de néantisation de l’imaginaire pour mieux reléguer au second plan la dimension matérielle des images, le caractère composite, disséminé, voire inachevé de ces essais nous a conduit à constater la naissance d’une esthétique praxique et plurielle, reposant sur une complète redéfinition de l’analogon pictural. Tout se passe comme si la pénétration progressive de la peinture dans l’existence du Sartre de l’après-guerre l’avait subrepticement amené à concrétiser la conscience imageante tout en gonflant de sens la matière analogique, ce qui revient à investir l’analogon pictural d’une toute nouvelle ambivalence hylétique et la toile d’une tout aussi étonnante présence-absence. L’analogon pictural est bien, à l’instar du « Miracle de l’esclave », « ce nouvel objet plastique qu’il faut voir et sentir à la fois »[ii], conjuguant la négativité du regard au poids de la matière. Dès lors, la peinture ne joue plus le rôle, dans la philosophie sartrienne, d’un art repoussoir permettant de souligner, en creux, l’impact significatif de l’engagement littéraire ; elle devient véritablement le « carrefour des sens ».
En particulier, l’esthétique picturale sartrienne rejoint, voire annonce, la volonté de Merleau-Ponty d’ancrer la peinture dans l’expérience que nous faisons de notre propre corps et du sentir en général[iii]. Certes, Merleau-Ponty arrive à l’esthétique par l’ontologie alors que Sartre arrive à l’ontologie par l’esthétique. Il ne s’agit certes pas de la même ontologie ; dans un entretien donné en 1975, Sartre confirme « l’incompatibilité fondamentale » qui existe entre l’ontologie de Merleau-Ponty et la sienne : il constate notamment qu’il s’agit beaucoup plus d’un « continuisme » , un rapport à l’être « dans l’arrière-fond de soi-même » tandis que chez lui « l’en-soi, le pour-soi et les formes intermédiaires » lui suffisent[iv]. Cependant, les deux philosophes se croisent inévitablement dans leur conception ambivalente et flottante du sens esthétique, puisque tous deux considèrent qu’il s’agit d’une émergence du sens (donc une forme d’absence) s’effectuant au cœur de la matière picturale (laquelle demeure tout de même présente). La principale différence vient du fait que Sartre approche la matière de la toile « par la droite », c’est-à-dire depuis la vie imaginaire, cherchant dans la perception picturale une signification héritée du langage, tandis que Merleau-Ponty l’aborde « par la gauche » , depuis la vie perceptive, étendant l’expressivité du corps propre à tous les autres objets du monde, œuvres d’art comprises[v]. Chacun des deux pouvant d’ailleurs se voir reprocher cet « abordage » comme s’il s’agissait d’un débordement qui les attire irrésistiblement, l’un vers le haut (la mise à distance du monde par la conscience imageante), l’autre vers le bas (une matérialité aveugle et passive). La postérité aura surtout retenu la première critique, et à juste titre si l’on se limite à la lecture de L’Imaginaire, figeant la pensée de Sartre dans une négativité imageante incompatible avec la plénitude de la perception merleau-pontienne[vi]. Mais nous pouvons désormais nuancer cette opposition et réconcilier les deux hommes.
Tout d’abord parce que la vie perceptive chez Merleau-Ponty hérite de sa philosophie de l’expression et se double toujours déjà de l’apparition d’un sens à la surface du sensible. Cela permet dans un même mouvement d’annuler le reproche que l’on pourrait être tenté de faire à Merleau-Ponty – la dimension passive se trouve suffisamment débordée par la droite pour ne pas être engloutie par la matière, le sens de la matière préexistant toujours déjà à la matière du sens – mais aussi de rapprocher l’esthétique sartrienne de l’esthétique merleau-pontienne. L’opposition traditionnelle entre les deux philosophes, faisant de l’un le tenant de l’absence imaginaire, et de l’autre le tenant de la présence perceptive, tiendrait uniquement à une illusion rétrospective ayant conduit à gommer la dimension plastique de l’imaginaire sartrien et la dimension imaginaire de la réalité merleau-pontienne[vii]. Par leur esthétique respective, Sartre et Merleau-Ponty se retrouvent donc dos à dos, l’un soulignant la dimension de présence de l’imaginaire pictural, l’autre travaillant la dimension d’absence de la réalité perçue, chacun décrivant à sa manière cette « expression primordiale » habitant chaque chose, si l’on entend par là « toute perception, toute action, bref tout usage humain du corps » [viii]. Sartre parvient, grâce à la peinture, à reconnaître des caractéristiques communes avec la perception sans pour autant verser dans l’hypothèse surréaliste d’une vie totalement onirique[ix]. Tant et si bien que, si nous étions animés d’une exigence encore plus haute de « sensitivité », nous pourrions adresser les mêmes reproches à Merleau-Ponty que ceux que la postérité phénoménologique fut tentée d’adresser à Sartre. Tel sera le cas de Renaud Barbaras, qui, comparant l’esthétique de Merleau-Ponty à celle de Paul Valéry, souligne l’insuffisance esthésique de la première : « Au fond, la phénoménologie de Merleau-Ponty consiste à penser l’unité de l’esthétique à partir de l’esthétique au sens artistique, à voir dans la perception un art inchoatif et, par là-même, à fonder l’unité du champ esthétique sur ce qui transcende l’aisthesis puisque la conception de l’art à laquelle il a recours, dès sa description de la perception, met l’accent sur sa puissance de dévoilement d’un sens » [x]. De ce point de vue, Paul Valéry va plus loin que Sartre et Merleau-Ponty réunis puisqu’il parvient à penser ensemble l’expérience sensible et le ressenti esthétique, insistant sur « l’idée d’une préfiguration de l’expérience esthétique au sein de l’expérience sensible proprement dite » , tandis que l’expérience perceptive sur laquelle Merleau-Ponty adosse son esthétique est d’ores et déjà « supra-sensible » , ce qui ne permet pas de saisir une « continuité au niveau même du sentir » selon Renaud Barbaras[xi]. Ce qui joue en défaveur de Merleau-Ponty joue donc ici, d’une certaine manière, en faveur de Sartre.
Qui plus est, le fait que, chez Merleau-Ponty, le geste pictural soit pensé en continuité avec l’expérience du corps propre, lequel est toujours déjà expressif, conduit à questionner la légitimité et l’originalité du geste créateur : à quoi bon peindre si cela ne permet que de reproduire le geste originel qui nous relie au monde ? Si, comme le remarque encore Renaud Barbaras, « perception et art sont unifiés à partir de ce qui, en chacun d’eux, transcende la dimension proprement esthétique de l’éprouver » , la peinture ne risque-t-elle pas alors d’en être réduite à « jouer le rôle d’un auxiliaire du phénoménologue en tant qu’elle effectue par elle-même une sorte de réduction phénoménologique » [xii] ? Au moins la position de Sartre a-t-elle le mérite, même si elle tend à unifier l’esthétique picturale « par le haut », d’élever la peinture au-dessus d’une pure description de la perception et de lui permettre d’inventer autre chose « par-dessus le marché » des choses. Cette fois, il pourrait bien être reproché à Merleau-Ponty de ne pas suffisamment interroger « la « raison » de l’art au cœur de la perception » [xiii] et de priver le peintre de cette aventure existentielle rendue possible par le caractère initiatique de l’imaginaire sartrien. Si le rôle du peintre est de célébrer le visible, il pourrait n’être qu’un spectateur passif du visible qui assiste à son éclosion, un regard pré-humain : « tout cela nous renvoie », comme le remarque Isabel Matos Dias, « à l’anonymisation, à la « désanthropologisation » de la création artistique et à son ontologisation » chez Merleau-Ponty[xiv]. Or c’est bien toujours et encore l’imaginaire sartrien qui, dans le regard de l’artiste ou du spectateur, prend l’initiative de laisser s’exprimer le sens de la toile. Un art purement ontologique, même s’il héritait d’une théorie de l’expression, risquerait d’oublier la spécificité du geste et du regard pictural : les peintures n’auraient pas plus de sens que les choses n’en ont déjà. Le langage étant déjà partout, il se retrouverait en peinture comme ailleurs et l’expression picturale se verrait cantonnée à une archéologie de l’être, comme amputée de son intentionnalité spécifique ; ainsi, nous pourrions en conclure avec Renaud Barbaras que « la limite de l’esthétique merleau-pontienne tient donc à ceci qu’elle n’aborde pas tant l’art pour lui-même que comme le moyen de décrire une unité de sens non thématique, susceptible de préparer une philosophie de l’idéalité qui respecte l’inscription sensible de l’idée » [xv]. A cela, nous ajouterions que Merleau-Ponty s’est toujours plutôt tourné vers des artistes du passé (Cézanne) tandis que Sartre, lui, même s’il consacre la majeure partie de ses essais sur la peinture au Tintoret, a prolongé sa réflexion autour d’artistes qui lui étaient contemporains[xvi].
Sartre n’a jamais rédigé d’esthétique thématisant clairement une redéfinition de l’analogon pictural : c’est un fait. D’ailleurs les écrits sartriens sur la peinture sont toujours teintés de modestie philosophique : le doute sur l’interprétation à retenir, les retours incessants sur les mêmes leitmotivs pour les confronter à la réalité de la toile, l’hésitation à parachever des descriptions qui pourraient se renouveler indéfiniment, conduisent Sartre à s’effacer assez rapidement derrière la matière des toiles et les intentions de leurs auteurs, donnant naissance à une « écriture blanche … faite pour s’abolir derrière la contemplation de l’œuvre » , remarque Michel Sicard[xvii]. Le contenu de ces textes discrédite à lui seul l’hypothèse d’une accaparation philosophique de « ses » peintres par Sartre : ce ne sont pas les peintres du philosophe Sartre ; c’est bien plutôt la pensée de Sartre qui s’est trouvée bouleversée et comme « picturalisée » à leur contact, que leur peinture qui s’est retrouvée phagocytée par le système de pensée du philosophe. Il faut évidemment reconnaître que la théorie iconoclaste de l’analogon est chronologiquement première et que l’on ne peut que déduire la seconde – la théorie « matiériste » de l’analogon, ce que François Noudelmann a nommé « la revanche de l’image sur l’imaginaire » – ou plus exactement l’induire à partir de ses essais sur la peinture. Mais cela n’implique pas pour autant de reconstruire « par-dessus » Sartre un autre Sartre, plus merleau-pontien que Merleau-Ponty lui-même. Les textes sur la peinture contredisent la définition initiale de l’analogon en redonnant le premier rôle à la matière picturale, corrigeant la relégation de la peinture comme « art non-signifiant » par une redéfinition de celle-ci comme « art signifiant de lui-même » : la perte de la signification entraîne un gain de sens considérable, l’absence pouvant désormais s’inscrire dans la présence. Les arts plastiques auront ainsi fait l’office chez Sartre, comme ce fut le cas pour Wols et Klee, de véritables « révélateurs ontologiques » , permettant comme une revanche de l’esthétique sartrienne sur son ontologie première[xviii].
[i] « Si la phénoménologie est bien cette discipline qui traite la manière d’apparaître des choses comme un problème autonome, selon la formule de Ricœur, elle est naturellement confrontée à la question de l’unité de l’esthétique » , confirme Renaud Barbaras, « Sentir et faire. La phénoménologie et l’unité esthétique » , Phénoménologie et esthétique, Editions Encre marine, 1998, p. 21.
[ii] SMD & 61.
[iii] Nous avons noté de multiples références ou allusions de Merleau-Ponty à Sartre, tandis que l’inverse est rarissime ; dans la seule « Phénoménologie de la Perception » , on trouvera ainsi pas moins de neufs références à Sartre (p. 10, 102, 121, 188, 210, 216, 374, 435 et 486) .
[iv] VPP p. 46.
[v] « Cette révélation d’un sens immanent ou naissant dans le corps vivant, elle s’étend, comme nous le verrons, à tout le monde sensible, et notre regard, averti par l’expérience du corps propre, retrouvera dans tous les autres « objets » le miracle de l’expression » , PP, p. 230 ; puis Merleau-Ponty cite l’exemple de Cézanne, désireux de peindre la « nappe de neige fraîche » décrite par Balzac dans La Peau de chagrin.
[vi] C’est ce que Merleau-Ponty nomme lui-même une « analyse bipartite » de la part de Sartre, opposant la « perception comme observation, tissu rigoureux, sans aucun « jour » » et « l’imaginaire comme lieu de la négation de soi » ; cf VI, Notes de travail, p. 320.
[vii] Dans une entretien donné en mai 1975, Sartre reconnaît qu’il existe un entrecroisement constant entre la conscience réalisante et la conscience irréalisante et que « notre perception inclut l’imaginaire » . Lorsqu’on lui fait remarquer que dans L’Imaginaire ces deux types de consciences semblaient exclusives l’une de l’autre, il répond ceci : « Oui, mais cela était une position trop radicale. Dans le “Flaubert” j’ai tenté de souligner qu’ils étaient souvent joints ensemble et j’ai alors exposé une autre théorie de l’imagination. A cet égard, il est possible que certaines totalités pratiques incluent des éléments imaginaires. Je n’ai pas encore réfléchi à cela, mais cela reste possible. » [c’est nous qui traduisons] , « Interview of Sartre » , in P.A. Schilpp, The Philosophy of Sartre, The Library of living philosophers, Vol XVI, Open Court Pub. Co., Illinois, USA, p. 47.
[viii] Il s’agit, poursuit Merleau-Ponty, de « l’opération première qui d’abord constitue les signes en signes, fait habiter en eux l’exprimé par la seule éloquence de leur arrangement et de leur configuration, implante un sens dans ce qui n’en avait pas, et qui, donc, loin de s’épuiser dans l’instant où elle a lieu, inaugure un ordre » , « Le Langage indirect et les voix du silence » , Signes, NRF Gallimard, Paris, 1960, p. 84.
[ix] C’était en effet l’association qu’il faisait encore dans la longue note de Qu’est-ce que la Littérature ? consacrée au surréalisme : « Je me place dans l’hypothèse surréaliste qui reconnaît à l’image la même nature qu’à la perception ; il va de soi qu’il n’y aurait même plus lieu de discuter si l’on pensait, comme je fais, que ces natures sont radicalement distinctes » , SIT II p. 323.
[x] Renaud Barbaras, « Sentir et faire. La phénoménologie et l’unité esthétique » , Phénoménologie et esthétique, p. 24 [ C’est nous qui soulignons] .
[xi] Ibid. p. 30 et 32 [ C’est nous qui soulignons] .
[xii] Ibid. p. 24 et 22.
[xiii] Ibid. p. 24.
[xiv] « La tâche visionnaire de la philosophie et de la peinture chez Merleau-Ponty » , Phénoménologie et esthétique, Encre marine, Paris, 1998, p. 201.
[xv] Ibid.
[xvi] Selon Michel Sicard, Sartre doit cet attrait pour la contemporanéité à Breton : « Ce que Sartre retient de Breton, c’est une leçon d’art contemporain. Alors que Merleau-Ponty glissera toujours vers le passé (Cézanne, etc.) l’art présent doit rester au cœur de la création en train de se faire » , « Là où le réel fulgure : Matiérisme et immatérialité dans l’esthétique sartrienne » , Lectures de Sartre, Ellipses, Paris, 2011, p. 78.
[xvii] « Esthétiques de Sartre » , ES, p. 204.
[xviii] DND, SIT IV, p. 416.