Imaginer la matière
Gaston Bachelard, être pensif ou pensant ?
Gaston Bachelard propose une psychanalyse de la science pour réinterpréter le sens des images matérielles. Il développe l’imaginaire des quatre éléments : l’eau, le feu, la terre, l’air, et effectue un retour à l’être pensif, c’est-à-dire celui qui contemple le réel. Pour lui, il s’agit de repenser la présence d’un sens imaginaire de la matière des choses, il y a une alchimie de la rêverie présente dans chacun des quatre éléments. Bachelard essaie de montrer par là qu’il faut rêver devant les éléments pour leur donner un sens. Avec lui, le possible semble pousser sur le réel comme la mousse sur les arbres, c’est le réel qui crée du possible et non plus le possible qui crée du réel, à l’instar de Bergson. Toute la matière du monde peut être une matière à la rêverie : c’est un peu la même chose que lorsque j’entrevois des formes et des images au sein d’une tâche d’encre, qui pourtant se rapproche de la chose en soi minérale : « l’encre peut faire un univers, si seulement elle trouve son rêveur ».
Gaston Bachelard, L’encre et la pierre, par Gilbert Pinna
Il y a une sorte d’alchimie de la rêverie présente dans les 4 éléments, chacun représentant comme un « système de fidélité poétique » : l’eau, élément transitoire qui meurt et renaît sans cesse (« la mort quotidienne est la mort de l’eau ; l’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale ») ; la terre, ce qui soutient et résiste, sert de refuge ; l’air est aspiration vers l’altitude et le mouvement ; le feu, enfin, est le principe au cœur de toutes choses qui se consume dans le monde sans fin. D’ailleurs, Bachelard préfère râter un cours de philosophie plutôt que son feu du matin : « un songe devant une fumée : voilà le point de départ d’une métaphysique de l’imagination » ! Il faut rêver devant les objets et les éléments pour les transformer en images et leur donner un sens. L’imaginaire est ainsi l’origine première de la vie psychique, donc de la vie de l’esprit, même scientifique…
Gaston Bachelard, L’encre et la pierre, par Gilbert Pinna
En effet, ce qui reste quand on enlève les objets et les formes, ainsi que toute relation utilitaire, ne se donne qu’à l’être en état de rêverie ou à l’être « pensif » (celui qui cesse de penser pour rêvasser) et non « pensant » (celui qui sait qu’il ne rêve pas car il se pense), bref celui qui contemple le réel pour mieux le pénétrer. Les éléments ouvrent à la rêverie un espace qui lui permet de s’approfondir indéfiniment et non de se tarir : ce qui présuppose une démarche détachée des urgences vitales ou existentielles (retour au moi profond de Bergson, la rêverie poétique « sympathise » avec le réel comme l’intuition bergsonienne ) et la présence d’un sens imaginaire comme sens implicite du réel (Merleau-Ponty).
D’ailleurs, l’imagination créatrice peut devenir un acte faisant partie intégrale du travail de la pensée rationnelle : elle permet de saisir de nouveaux rapports entre les choses et à cet égard devient inséparable de l’intelligence scientifique. L’imagination n’est pas l’apanage de l’artiste ! Par exemple, l’invention d’une hypothèse scientifique (moins qu’une thèse, une sous-affirmation se nourrissant du possible ou de ce qui n’est pas visible ou de ce qui n’est pas encore) a besoin de l’imagination créatrice du savant : le génie de Torricelli a été d’imaginer une colonne de poids invisible pesant sur les choses au dessus de la surface terrestre et celui de Newton de dire que la lune tombe alors que cela ne se voit pas ; et si le raisonnement par induction permet de faire un saut qualitatif d’une observation régulière à une règle générale (cela s’est produit un certain nombre de fois donc cela se produira probablement demain) c’est encore grâce à la faculté d’anticipation et de présentification de l’imaginaire.
Ce qui vaut pour la physique du visible – le physicien « normal » qui se contente de désosser le poulet du dimanche- vaudra a fortiori pour la physique subatomique, qui consiste à imaginer ce qui demeure invisible et intouchable aux sens « normaux », càd l’indéfiniment petit. On l’imagine de façon géométrique, et seulement par l’intermédiaire des traces qu’il laisse, en se basant sur l’existant, puisque toute imagination est reproductrice (d’où vient la rondeur du noyau si ce n’est du cerveau des chercheurs ?). Mais on l’imagine aussi de façon poético-cosmique, en echo à ce qui se passe là-haut : ainsi tout ce qui se cachait à l’intérieur du poulet du dimanche, demeuré jusque là inaccessible, devient presque tangible, re-présentable tout du moins. Pour autant, le poulet ne répond plus aux même lois d’articulations ; le poulet quantique, qui ne se laisse pas faire, se trouvant à la fois ici et là, poulet du dimanche et du lundi. Reste à savoir où se fait la jointure entre les deux, quand on est-ce qu’on bascule du normalement grand à l’infiniment petit, du dimanche au lundi …
Il faut se souvenir ici de la comparaison utilisée par Einstein dans L’Evolution des idées en physique : « Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations » .
L’invention en science, comme en art, consiste donc dans le rapprochement d’idées jusque là isolées voire incompossibles. Par ex en art, les montres et la mollesse chez Dali : incongruité surréaliste de la mollesse attribuée au temps des horloges ; le quark et la beauté ou le charme : incongruité d’une recherche esthétique désintéressée et voluptueuse couplée avec le découpage à sec de la viande moléculaire. C’est pourquoi « la science prévoit mais on ne prévoit pas la science » (Brunschwig). L’imagination donne la force de s’inventer de nouveaux modèles et de mordre sur l’avenir ; être imaginatif, c’est pouvoir tisser des liens imaginaires entre des choses réelles ou entre les expérimentations possibles ; il n’y a pas de création « ex nihilo » mais seulement « intra-réelle ». L’image, ce« phénomène d’être », court-circuit créateur entre le réel et l’esprit, est comme un arc électrique.
Certes l’approche scientifique, Bersgon l’avait bien compris, est par essence anti-pathique : elle met les choses à distance, de manière presque sadique, pour mieux les fixer comme des papillons avec des épingles et les observer. Elle prend ses distances avec la dimension subjective et affective du réel, et pour cause : parfois l’imagination doxique projette nos désirs sur le réel et nous trompe, nous voyons seulement ce que nous désirons voir, voyant dans une expérience positive ou négative la preuve suffisante de la confirmation ou de l’infirmation d’une théorie. L’image du feu par exemple peut devenir un obstacle épistémologique à la connaissance de l’électricité ; ou l’eau peut être considérée comme source de résistance au bois qui flotte : « l’équilibre des corps flottants fait l’objet d’une intuition familière qui est un tissu d’erreurs » , remarque Bachelard, car nous faisons comme si le bout de bois était le sujet de la flottaison, comme s’il « voulait » flotter et que l’eau lui « résistait » quand on l’enfonce. D’où la nécessité, selon Bachelard, de psychanalyser la connaissance scientifique et de réinterpréter le sens des images matérielles, bref de proposer d’abord une catharsis intellectuelle et affective … Or Bachelard est le seul à avoir tenté de concilier cette exigence de distanciation scientifique avec le désir poétique de sympathiser avec les éléments. Reste à inventer l’art(iste) qui le permettra vraiment…
Cystéine, par Antony Jacob, Instantané d’atomes, une excitation du nerf rétinien, Art video, 2012
Voir la video : http://creative.arte.tv/fr/space/Heure_Exquise___Centre_international_pour_les_arts_video/messages/1
Et 7 minutes de petit bonheur méta-physico-philosophique, ça vous dit …?
Ecoutez : L’émission d’Etienne Klein sur France Culture tous les jeudis matins, dont celle-ci :
» D’où viennent les idées scientifiques ? » pleine d’anecdotes croustillantes sur Poincaré, Dirac etc…
http://www.franceculture.fr/emission-le-monde-selon-etienne-klein