Sartre et les Surréalistes

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L’attitude de Sartre à l’égard du surréalisme est assez tranchée : il restera toujours extrêmement réservé face à « la sorcellerie surréaliste »[1], qui pourtant cherche comme lui à libérer une énergie propre à l’imaginaire, et à qui il a, d’une certaine manière, volé la vedette dans la France de l’après-guerre, l’existentialisme devenant la nouvelle avant-garde. Sartre confesse qu’il partageait certaines de leurs idées et qu’il y a des passages surréalistes dans La Nausée : « La boutique devant laquelle Roquentin passe : il y a des personnages qui figurent des rats… C’est surréaliste ça et je l’avais mis en sachant que c’était sur ce plan : j’avais une certaine poésie matérielle qui était surréaliste »[2].

Mais il récuse les principes auxquels s’adosse le mouvement artistique et littéraire de Breton. L’écriture automatique est selon lui une manière d’exploiter les limites de la langue en forçant la littérature à se contredire elle-même, ce qui revient à se conduire en consommateur bourgeois : « on dilapide les traditions littéraires, on gaspille les mots, on les jette les uns contre les autres pour les faire éclater »[3] et jamais la littérature n’a été aussi littéraire qu’en se faisant anti-littérature. C’est pourquoi il critique vivement, à la fin de Qu’est-ce que la Littérature ?, ces « jeunes bourgeois turbulents » qui ont, malgré les apparences, « renoué avec les traditions destructrices de l’écrivain consommateur »[4], et qui ont, par là, trahi la pensée de Marx, sa volonté de transformer le monde. Jouant sur les mots, détruisant les règles du langage plutôt que les choses-mêmes, le surréaliste « fait beaucoup de peinture et noircit beaucoup de papier, mais il ne détruit jamais rien pour de vrai »[5]. Faute d’opérer sur le réel, il s’invente des objets imaginaires pour mieux pouvoir les détruire ; le surréaliste est un grand enfant qui s’invente un monde et s’amuse à le casser : « la peinture et la sculpture surréalistes n’ont d’autre fin que de multiplier ces éclatements locaux et imaginaires qui sont comme les trous d’évier par quoi l’univers tout entier va se vider »[6]. De même la fétichisation de l’inconscient sur laquelle il repose pousse le surréalisme vers une substantialisation de la conscience que Sartre ne saurait corroborer, si ce n’est sous le terme de « mauvaise foi » : tout se passe comme si l’écrivain s’absentait de lui-même, ce qui est une autre manière de fuir ses responsabilités. Cette dure franchise provoquera la brouille de Sartre avec Breton, rencontré à New York en 1944-1945[7]. Ce qui manque aux surréalistes, selon lui, c’est donc cette sincérité et ce sérieux de l’homme à qui il arrive vraiment quelque chose ; le décalage surréaliste vis-à-vis du monde est affecté, presque artificiel : « Les surréalistes n’étaient jamais tout à fait sincères (…) Il y avait toujours une part de farce sur un ensemble de théories qui n’étaient pas de farce, un peu de mystification ; ça les amusait »[8]. Il leur manque le réalisme minimum nécessaire à la prise en compte des situations humaines et Sartre leur reprochera toujours cette fuite en avant : « Je n’aimais pas leurs théories, leurs conceptions de l’imaginaire ou du monde qu’ils avaient. Ce monde existe ailleurs, c’est celui dont nous avons parlé, des artistes. Les surréalistes se donnaient ce monde qui, effectivement, était différent du monde réel et le faisaient exister fortement »[9]. Déjà, dans ses Carnets de la drôle de guerre, il stigmatise la « foi surréaliste », à laquelle il fut lui-même tenté d’adhérer, ne se sentant pas responsable du monde qui l’entourait ; ainsi le désir d’échapper aux dures réalités de la guerre a-t-il pu conduire à une forme de mysticisme, « car ceux que ne satisfait point le « peu de réalité » sont tout prêts à chercher la surréalité »[10]. Le philosophe évitera d’ailleurs soigneusement d’utiliser le terme de « surréaliste » dans ses articles sur Wols, et même à propos de Masson – qui participa pourtant à la fondation du mouvement en 1924 -, parce qu’il ne les considère pas comme tels : « Il m’emportait vers autre chose », répond-il quand on lui demande si ce dernier l’a introduit au surréalisme[11]. Si bien que l’adjectif « surréaliste », faute de recouper une attitude, ne sera plus qu’une expression entre Sartre et Beauvoir pour désigner le caractère étrange d’un homme ou d’une femme[12]. Les derniers mots de Sartre à leur égard dans Qu’est-ce que la Littérature ? sont lapidaires et sans appel, suivis d’une longue note finale qui enfonce le clou : « ils ont été les annonciateurs de la catastrophe au temps des vaches grasses ; au temps des vaches maigres ils n’ont plus rien à dire »[13]. Tout au plus phénomène de mode, le surréalisme est donc condamné à disparaître avec la culture qui l’a fait naître, caducité que Sartre entrevoyait déjà dans ses Carnets de la drôle de guerre en septembre 39 : « des manifestations comme le surréalisme, le pacifisme, etc., au lieu d’être des aurores n’apparaissent plus que comme des idéologies conditionnées par leur temps et devant disparaître avec lui. Elles ont perdu leurs horizons »[14].


[1] « Un nouveau Mystique », Situations I, NRF Gallimard, Paris, 2010 (abrégé SIT I), p. 200.

[2] cf « Penser l’art », ES, p. 238. Les délires de Roquentin dans La Nausée sont nourris d’images semblables aux peintures de Dali : « le grand bras tricorne, l’orteil-béquille, l’araignée-mâchoire » remarque F. Noudelmann dans le Dictionnaire Sartre, article « Surréalisme », p 481. Ce qui fera dire à Michel Sicard que Sartre est « un héritier du surréalisme. Héritier malgré lui », « Là où le réel fulgure : matiérisme et immatérialité dans l’esthétique sartrienne », Lectures de Sartre, Ellipses, Paris, 2011, p. 74.

[3] QL p. 165.

[4] Cité par F. Noudelmann dans le Dictionnaire Sartre, article « Surréalisme », p. 480 ; pour le réquisitoire contre le surréalisme cf QL p. 219-239.

[5] QL p. 225.

[6] QL p. 222. Le même constat est apparu à propos de la poésie de F. Ponge : il « adopte d’abord la solution négative que lui offraient les surréalistes : détruire les mots par les mots (…) Il s’agit en somme d’une dévaluation radicale ; c’est la politique du pire. Mais quel peut en être le résultat ? Est-il vrai que nous en construisons ainsi un silence ? Sans doute est-ce là parler pour ne rien dire. Mais au fond sont-ce bien les mots que nous détruisons ? », « L’Homme et les choses », Situations I, NRF Gallimard, Paris, 1947, nouvelle éd. revue et augmentée par A. Elkaïm-Sartre, 2010 (abrégé SIT I), p. 282.

[7] Sartre précisera des années plus tard : « Il s’est brouillé avec moi parce que j’avais écrit sur le surréalisme ce que je pensais. Mais c’était assez passionnant de voir Breton et de vivre un peu avec lui », ES p. 237.

[8] « Penser l’art », ES, p. 238 ; Sartre compare également le surréalisme à la posture artificielle de l’épochè sceptique : « On n’a pas assez vu que les constructions, tableaux, poèmes-objets du surréalisme étaient la réalisation manuelle des apories par lesquelles les sceptiques du IIIème siècle avant JC justifiaient leur « ἐποχή » perpétuelle », QL p. 225.

[9] « Penser l’art », ES p. 237.

[10] CDG p. 577.

[11] « Penser l’art », ES p. 237.

[12] « L’expression surréaliste a longtemps fait partie de notre vocabulaire à Simone de Beauvoir et à moi : la rencontre d’un homme, ou d’une femme, que nous connaissions, ou que nous ne connaissions pas, mais qui apparaissait ce jour-là d’une manière étrange, nous appelions ça « surréaliste » », « Penser l’art » , ES, p. 239.

[13] QL p. 239 et note 6 p. 360-362.

[14] CDG p. 38.

 Sophie Astier-Vezon

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