Saint Roch en gloire ou le faux don du Tintoret
Le don peut être prédateur et intéressé, comme le soulignait déjà L’Etre et le néant : «donner, c’est jouir possessivement de l’objet qu’on donne, c’est un contact destructif-appropriatif ». Le don peut être un moyen d’envoûter celui à qui l’on donne et même de l’asservir. L’anecdote à propos des modalités de réalisation du « Saint Roch en gloire », à la Scuola grande di San Rocco, a d’ailleurs frappé les esprits et retenu l’attention des historiens d’art. Lors d’un concours organisé par le Conseil de la Scuola, en 1568, auquel participèrent également Véronèse, Zuccari et Schiavone, le Tintoret se présente les mains vides, sans le dessin exigé. Il tire alors lui-même la ficelle, faisant ainsi tomber le carton qui se trouvait déjà au plafond et recouvrait la fresque ovale. Tintoret fait cadeau à la confrérie de la fresque et comme d’après ses statuts la confrérie ne peut refuser un don, le Tintoret remporte de fait le concours, coupant l’herbe sous le pied de ses adversaires, et reçoit à vie une rente mensuelle de 100 ducats ! Le don peut ainsi être une manière de mettre l’autre devant le fait accompli et semble toujours, plus ou moins consciemment, comporter une exigence en retour. Reste à savoir si l’exigence de reconnaissance qu’il enveloppe laisse ou non intacte la liberté d’autrui…
Sartre commente ainsi la supercherie du peintre maudit, obligé de brader ses toiles pour se faire reconnaître : « Quand on ne veut pas de ses toiles, il les donne (…) C’était la carte forcée, et il le savait, le traître ».