Sartre préférait-il les mots aux images ?
Sartreries, par Gilbert Pinna, dessinateur et professeur de philosophie
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Sartre voulait à la fois être Spinoza et Stendhal ; c’est ce qu’il le confiait fréquemment à Simone de Beauvoir ; il voulait aussi tout dire. Il vénérait les livres, comme l’indique son autobiographie Les Mots, et se sentait quotidiennement saisi d’un désir compulsif d’écrire (au moins six heures par jour). Dès lors, peut-on dire qu’il aimait les images autant qu’il appréciait la lecture ou l’écriture ? En fait, il n’existe pas nécessairement de contradiction entre les images et les mots, dans la mesure où Sartre découvrit précisément le pouvoir de l’imaginaire à travers les livres, tout particulièrement lorsque Anne-Marie, sa mère, lui offrit sa première séance de lecture : « Je perdis la tête: qui racontait ? quoi ? et à qui ? Ma mère s’était absentée : pas un sourire, pas un signe de connivence, j’étais en exil … Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livre qui parlait »1. On est en droit de penser que cela fut sa première expérience de l’«analogon» : Anne-Marie incarna le premier « analogon » matériel (ou maternel ?), ce qui lui permit de comprendre qu’un autre monde était possible, grâce à la conscience imageante. L’homme est en effet capable de viser un objet absent ou inexistant, à travers ce support physique ou psychologique que Sartre nommera l’ « analogon ». De la même manière, les peintures nous montrent quelque chose d’invisible à travers un analogon visible (composé de toile, de gouache, de vernis, etc…).
Dès lors, qu’est-ce que l’écrivain – philosophe Sartre pourrait bien dire à propos des peintures silencieuses ? Ne sont-elles que des visées imaginaires dont le but est de nous arracher au monde, ou bien, au contraire, des moyens existentiels qui nous engagent effectivement dans le monde ? Existe-t-il une esthétique picturale véritablement constituée chez Sartre ? A-t-il jamais trouvé des peintres ayant corroboré ses thèses philosophiques, sachant que le peintre n’est pas engagé « de la même manière », nous indique Sartre au début de Qu’est-ce que la Littérature ?
- Une Esthétique « par la négative »
Nous pouvons distinguer deux aspects de cette esthétique picturale, si tant est qu’il y en ait une : or, à première vue, l’esthétique Sartrienne de la peinture n’est qu’une esthétique « par la négative », et ce pour trois raisons essentielles :
- Une esthétique fragmentaire
Les textes de Sartre ayant pour objet la peinture sont en effet rares, fragmentaires, écrits de manière disparate, voire même inédits. Pour donner une vision globale, durant une première période, nous ne trouvons qu’un court essai intitulé « Portraits officiels », en 1939, et des allusions plus que péjoratives à la peinture et aux peintres dans des romans tels que La Nausée (nous ne devons pas oublier que le premier titre de La Nausée était « Melancholia », une allusion à la gravure éponyme de Dürer, qu’il a pu rencontrer dans la bibliothèque de son grand-père et dont, semble-t-il, Sartre possédait une reproduction dans son bureau ; mais surtout il y a la fameuse visite du musée de Bouville) ou Les Chemins de la Liberté ; qui plus est, les essais philosophiques sur L’Imagination et L’Imaginaire définissent l’art comme quelque chose d’irréel ; même certains passages des Cahiers pour une morale réitèrent la fonction d’intermédiaire de l’analogon. Néanmoins, les célèbres textes de Qu’est-ce que la littérature ?, en 1947, jouent le rôle de pivot, annonçant la deuxième période, au cours de laquelle la conception sartrienne de la peinture va se modifier. Mais, même à cette époque, nous ne trouvons que de brefs hommages à Giacometti, Masson, Lapoujade, Wols et Rebeyrolle (d’une vingtaine de pages chacun). Le seul écrit colossal de Sartre portant sur la peinture est consacré au Tintoret, mais il demeure inachevé et sa publication s’est vue disloquée en plusieurs morceaux : “Le Séquestré de Venise” et “Un vieillard mystifié” en 1957 ; “Saint Marc et son double” en 1961 (ces deux derniers textes inédits ne pouvant être trouvés que dans deux revues séparées ); et finalement “Saint Georges et le dragon” en 1966. Son projet d’une biographie du Tintoret et d’une nouvelle « Nausée » de l’âge mûr se déroulant en Italie, intitulée « La reine Albermarle et le dernier touriste » le hanta pendant des années – Sartre aimait beaucoup l’Italie et s’y rendit pratiquement chaque année à partir des années 50. Mais Sartre n’eut jamais le temps d’écrire un véritable ouvrage sur l’esthétique, son engagement politique ou bien son travail d’écriture sur des textes laborieux tels que La Critique de la raison dialectique ou le « Flaubert » semblent l’accaparer. Il confia à Michel Sicard qu’il aurait souhaité “contribuer à un ensemble de thèses sur la peinture : tenter de décrire à la fois ce qu’était un peintre et ce qu’était un tableau, de manière à former une partie d’un ensemble qui aurait été l’Esthétique”2. Non pas une esthétique à la façon de Hegel, mais une réflexion sur la beauté, concept qu’il ne pouvait séparé de celui d’art, et qui aurait porté sur la décision originelle de devenir artiste. D’ailleurs, il fait allusion à ce projet dans la conclusion de l’Imaginaire : “Nous ne voulons pas aborder ici le problème de l’œuvre d’art dans son ensemble. Bien qu’il dépende étroitement de la question de l’Imaginaire, il faudrait, pour en traiter, écrire un ouvrage spécial »3. Mais, à l’évidence, il n’y a pas d’esthétique systématisée portant sur la peinture, seuls quelques essais méconnus, commentaires éparses d’un écrivain quasi-aveugle qui préfère aller au cinéma plutôt que de visiter les musées ; Buisine, dans Laideurs de Sartre, confirme cette idée : “ Jamais probablement critique d’art n’aura autant dénié et dénigré le pouvoir de l’oeil que celle de Jean-Paul Sartre”4. D’ailleurs, le dernier chapitre sur l’œuvre d’art dans l’Imaginaire n’a été rajouté qu’à la demande de l’éditeur. Parfois même, ses brèves rencontres avec des peintres se soldent par des brouilles ; par exemple, Giacometti ne supportera pas l’allusion des Mots à un soi-disant incident déclencheur : il aurait eu la révélation de la pétrification après avoir été percuté par une voiture. Lapoujade quant à lui aurait arrêté de peindre pendant près de vingt ans après avoir lu l’essai de Sartre, tout comme Jean Genet, semble-t-il, arrêta d’écrire après la publication du Saint Genet comédien et martyre… Tous ces indices semblent bien éloigner Sartre de la construction d’une esthétique durable…
- b. La critique de l’art officiel
Il semble à première vue que Sartre ne se soit intéressé à la peinture qu’en tant que comme un intellectuel, lequel doit, comme il le définit lui-même, se mêler de tout. De fait, Sartre détestait les musées et l’art officiel. Or, c’est le seul angle sous lequel Sartre parle de peinture lors de la première période, jusqu’en 1947. Entre autres, la description du musée de Bouville a probablement été inspirée par une visite au musée de Rouen avec Simone de Beauvoir en 1934. La première peinture que Roquentin rencontre à son entrée dans le musée, « La Mort et le célibataire », est un avertissement lancé à la face des célibataires égocentriques qui ne vivent que pour eux : ils devront affronter la mort dans la solitude, personne ne viendra leur fermer les yeux ; aussi cette peinture lui renvoie-t-elle l’image de son propre échec ; elle annonce également les portraits officiels réalisés par Bordurin et Renaudas ; le message est clair : pas d’immortalité pour les irresponsables ! A l’opposé, les notables de Bouville sont représentés entourés des emblèmes du pouvoir ; il en est ainsi du député français Blévigne, un ex-étudiant de l’Ecole Polytechnique, homme de petite taille qui n’est pas sans rappeler le défunt père de Sartre (dont le portrait était suspendu au-dessus du lit de sa mère) ; il se voit représenté de la manière la plus flatteuse qui soit, “entouré de ces objets qui ne risquent point de rapetisser ; un pouf, un fauteuil bas, une étagère avec quelques in-douze, un petit guéridon persan”5. Le but d’une telle peinture n’est pas de révéler la vérité ou la faiblesse de l’humain, mais de faire forte impression sur le spectateur, de persuader les gens et de justifier une position de pouvoir. Ces hommes sont morts, et plutôt deux fois qu’une : une première fois dans la réalité, et une seconde dans la peinture qui les représente, où ils se retrouvent figés comme des choses en soi. Ainsi, pour Sartre, la culture officielle est le cimetière de l’art. Au demeurant, Roquentin ne se laisse pas abuser par le règne des notables ; en quittant le musée, il lâche un : “Adieux beaux lis tout en finesse dans vos petits sanctuaires peints, adieu, beaux lis, notre orgueil et notre raison d’être, adieu, Salauds”6. Cette visite ne l’en dégoûte pas moins : tant et si bien qu’il décide de cesser d’écrire son livre sur Rollebon …
Par voie de conséquence, l’artiste officiel, aux yeux de Sartre, n’est qu’un petit artisan au service des classes dirigeantes ; il ne s’agit pas d’un véritable créateur, car il sait exactement ce qu’il va peindre avant même de commencer à peindre. Le peintre officiel transforme la catégorie philosophique du « pratico-inerte » en une attitude « plastico- inerte », pour citer Michel Sicard. Sartre confirmera cette idée dans son essai intitulé « Portraits officiels » : “Les joues de François 1er, sont-ce ses joues ? Non, mais le pur concept de joues : les joues trahissent les rois et il faut s’en méfier »7. Car les portraits officiels cristallisent les sentiments ambivalents que Sartre d’attraction et de rejet que Sartre éprouve à l’égard de la bourgeoisie au début de sa vie ; d’ailleurs, son style sarcastique n’est pas sans rappeler celui de Flaubert. Une telle peinture n’est pas autre chose qu’un malhonnête compromis ; elle ne décrit que des visages trompeurs, auxquels il manque “la mystérieuse faiblesse des visages d’hommes”8. Ce n’est pas un hasard si Sartre choisit l’exemple du portrait politique de Charles VIII dans l’Imaginaire, ou bien de Napoléon et François 1er dans « Portraits officiels », pour illustrer l’absence de l’objet que l’on vise à travers une image : les personnages des peintures officielles n’existent pas vraiment ; “Napoléon n’existe ni exista nulle part ailleurs que sur des portraits”9. Les personnages décrits ne se trouvent pas à l’intérieur de la peinture, mais comme cachés loin derrière elle. Une peinture doucereuse, noyée sous les détails mais désertée par les existants, tout comme chez Titien, que Sartre critiquera violemment et opposera au Tintoret. Nous ne devons pas oublier qu’une des principales sources de discorde entre Sartre et Beauvoir fut précisément Titien : Simone de Beauvoir se disait éblouie par les couleurs et la technique de Titien, tandis que Sartre lui vouait une haine infinie : « Sur ce point Sartre fut tout de suite radical : il s’en détournait avec dégoût. Je lui dis qu’il exagérait, que c’était quand même fameusement bien peint. « Et après ? » me répondit-il ; et il ajoutait « Titien c’est de l’opéra« 10. En effet, les couleurs, dans les toiles de Titien, ont un pouvoir analgésique et donnent l’illusion de vivre dans le meilleur des mondes possibles ; ainsi, selon Sartre, Titien ne cesse de trahir la morale, en cherchant à masquer le mal et la souffrance humaine : “la discorde n’est qu’une apparence, les pires ennemis sont secrètement réconciliés par les couleurs de leurs manteaux”11. Titien le flagorneur change la guerre en un ballet ou une procession ; il ne le respecte que trop, l’ordre théocratique et politique, tandis que le subversif Tintoret, lui, ne cesse de saper les valeurs religieuses. Par ailleurs, un certain nombre d’autres incidents « picturaux » vont ponctuer la vie de Sartre avec Beauvoir. Tout d’abord, elle mentionne dans La Force de l’âge que durant les années 30, ils n’avaient encore vu que très peu de peintures, mis au part au musée du Louvre ; elle considère alors qu’elle comprend bien mieux la peinture que lui et critique son admiration pour Guido Reni : « Plusieurs fois j’avais parcouru les galeries du Louvre avec Sartre et j’avais constaté que, grâce à mon cousin Jacques, je comprenais un peu mieux la peinture que lui »12. Lorsqu’ils visitèrent le musée du Prado à Madrid en compagnie du peintre Fernand Gerassi (lequel inspirera le personnage de Gomez), ils se délectent tous deux à contempler les Goya ou les Bosch. Mais quelques années plus tard, lors d’un séjour à Londres, Sartre refusa de visiter le British Museum avec elle : elle s’y rendit donc seule, sans aucun enthousiasme …
De fait, sa critique des musées comme lieux de culte sacrés devient un leitmotiv, que l’on retrouve notamment à deux reprises dans les Chemins de la liberté : lorsque Sartre – Mathieu et la jeune Ivich vont visiter l’exposition Gauguin, ils se moquent de l’ « esprit français » : “il convenait de parler bas, de ne pas toucher aux objets exposés, d’exercer avec modération mais fermeté son esprit critique, de n’oublier en aucun cas la plus française des vertus, la Pertinence »13. Les commentaires des visiteurs sont une preuve supplémentaire de l’ironie sartrienne : déjà, devant les portraits de Bouville, une femme s’exclamait : « Ce qu’il est bien, ce qu’il a l’air intelligent… C’est bien de les avoir mis là, tous ensemble »14 ; plus tard, face aux oeuvres de Gauguin, un homme murmure : « Je n’aime pas Gauguin quand il pense… le vrai Gauguin c’est le Gauguin qui décore »15. D’ailleurs, Sartre définira le père d’Ivich comme un peintre du dimanche qui gribouille et fait du coloriage … Plus loin dans le roman, Gomez ( le peintre amer qui devint général durant la guerre civile espagnole) et son ami américain Richie sont en train de visiter le Musée d’art moderne de New York et cette visite devient une mise en accusation de la peinture abstraite de Mondrian. Sartre écrit « Maudrian » à la place de « Mondrian » (une allusion à peine voilée au terme français « maudit »). Car sartre-Gomez ne ressent aucune émotion lorsqu’il contemple de telles œuvres abstraites ; il s’agit là d’une peinture rassurante, séraphique et édulcorée pour gens heureux, ceux qui ne posent pas de questions embarrassantes. D’ailleurs, Sartre considère, à l’instar de Masson, que les villes américaines ne donnent pas envie de peindre, parce qu’elles sont déjà trop pleines de couleurs artificielles. Enfin, on constate que tous les personnages sartriens, lorsqu’ils quittent une galerie d’art, semblent traumatisés et aveuglés par la lumière du jour : Roquentin fixe du regard une feuille blanche, Ivich sent comme des aiguilles lui piquer les yeux, Gomez, quant à lui, trouve refuge dans un restaurant sombre et se met pleurer … Pour toutes ces raisons, Sartre semble prendre ses distances avec le monde de l’art et de la peinture.
- c. La peinture comme art « non signifiant »
Cette peinture de « mauvaise foi » pose en effet le problème de l’engagement. Gomez abandonne la peinture, en une heure, sans la moindre hésitation dès que la guerre d’Espagne éclate en 1936 : c’est justement ce qui donne mauvaise conscience à Sartre – Mathieu, qui lui ne quitte pas Paris pour aller combattre aux côtés des résistants espagnols ; et Gomez déclare : “Si la peinture n’est pas tout, c’est une rigolade”16 ; en d’autres termes, peinture et engagement semblent incompossibles : vous devez choisir entre le monde irréel et fantaisiste de la peinture ou le monde réel de l’action. Gomez est d’ailleurs obsédé par la réalité, convaincu, après l’horreur de la guerre, de ne plus jamais pouvoir peindre : il souffre d’une cataracte esthétique. Roquentin lui aussi considérait que l’art est impuissant et ne saurait changer la réalité : “Dire qu’il y a des imbéciles pour puiser des consolations dans les beaux-arts !”, s’exclamait-il à propos de la musique jazz et de Chopin17 ; l’art semblait bien vain et creux comparé à la nausée. Sartre confirme par ailleurs cette idée dans un entretien filmé : « Quand Roquentin pense qu’il va être sauvé à la fin par l’oeuvre d’art, il se fout dedans »18. Par conséquent, l’œuvre d’art possède un être qui nous échappe, à nous, les existants ; dans les galeries d’art, nous ne pouvons même pas les toucher, constate amèrement Ivich : “qu’est-ce que ça peut me faire à moi des tableaux, si je ne peux pas les posséder ?”19. Roquentin, déjà, trouvait irritante la célèbre mélodie « Some of these days », dans la mesure où elle n’existe pas et ne saurait être atteinte.
En fait, Sartre cherche à désengager les artistes tels que les peintres, sculpteurs ou musiciens : il les définit par la négative, comme des arts « non – signifiants », car il considère que la révolution sociale ne doit pas s’appliquer dans le domaine de l’art ; car dans ce cas l’artiste serait inféodé à une idéologie et le message serait trop clairement désigné ; un artiste ne doit pas se préoccuper d’autre chose que d’art ; il n’a pas pour but de décrire la lutte des classes, sans quoi il se rendrait complice d’une peinture servile. Qui plus est, il serait difficile pour le peintre de réaliser quoi que ce soit, dans la mesure où Sartre définit l’œuvre d’art comme un irréel, l’attitude imageante consistant précisément à irréaliser le monde et à viser le néant. Par conséquent, l’art n’est pas une image juste, mais juste une image, comme le disait Jean-Luc Godard à propos du cinéma. L’objet ne devient une œuvre d’art qu’à partir du moment où l’analogon matériel se voit animé par le spectateur, permettant ainsi de viser l’image invisible et irréelle : “le tableau doit être conçu comme une chose matérielle visitée de temps à autre (chaque fois que le spectateur prend l’attitude imageante) par un irréel qui est précisément l’objet peint”20, conclue Sartre dans son essai sur l’imaginaire. Ainsi l’œuvre d’art dans sa matérialité semble-t-elle de seconde importance, comparée à l’objet irréel qu’elle permet de viser. Telle est la différence majeure entre la conscience percevante, laquelle actualise un objet présent, et la conscience imageante, qui, pour sa part, transcende l’analogon vers un objet absent. Lorsque nous nous approchons d’une toile, par exemple, et que nous en observons les détails, il ne s’agit que d’une attitude percevante ; pour créer un objet esthétique, il nous faudra faire fi de la toile et poser une thèse d’irréalité.
D’ailleurs, dans l’introduction de Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre persiste à opposer la littérature aux arts non – signifiants comme la peinture, la sculpture, la musique et la poésie : ils agissent en effet comme des personnages repoussoirs face à l’engagement intellectuel ; le peintre, le sculpteur, le musicien et le poète ne sont pas engagés de la même manière que l’écrivain : « nous ne voulons pas « engager aussi » peinture, sculpture et musique, ou du moins, pas de la même manière » 21. Par conséquent, le manque d’engagement du peintre semble désormais relever de deux causes contradictoires : avant 1947, l’image visée était irréelle ; seul l’analogon matériel était présent dans le monde réel ; il est vrai qu’alors l’imagination était pure négation, tandis que la perception était pure affirmation ; c’est pourquoi le peintre semblait ne pas être suffisamment impliqué, trop peu « mondain ». A l’écrivain revenait le sérieux de la réalité, au peintre, ce magicien produisant des simulacres, ne revenait que le jeu des images. Or, en 1947, le peintre apparaît comme toujours non-engagé, mais pour la raison inverse ; il s’agi maintenant de dire que ce genre d’œuvre d’art ne fonctionne pas comme les mots : son sens ne se situe plus au-delà de l’objet ou du signe ; bien au contraire, il est déjà présent dans l’objectivité matérielle. Dès lors, la notion d’analogon et, par là même, la fonction de la peinture chez Sartre va se modifier graduellement.
L’ambivalence des notions d’engagement et d’analogon
La principale cause de cette évolution semble être l’ambiguïté de l’engagement intellectuel : dans l’univers des intellectuels, l’engagement symbolise avant tout l’attitude du penseur qui prend part à sa société, aux débats politiques et à l’histoire, afin de défendre ses positions et ses valeurs ; cela implique d’accepter mais aussi de changer la réalité. Dans le cas plus précis de l’écrivain, cela signifie qu’il n’écrit que pour son époque, et non pour la postérité, que la pure littérature est une chimère : “si la littérature n’est pas tout, elle ne vaut pas une heure de peine”22 ; quand bien même l’écrivain ne dirait rien qui vaille, il dit quelque chose, car il est « embarqué » ; les mots sont utilisés comme un langage transitif, dans le but de communiquer plus et autre chose, une signification cachée derrière le mot : le langage agit par l’intermédiaire des révélations qu’il rend possibles. Telle est la différence avec le poète ou le peintre, lesquels sont muets et désengagés, parce qu’ils utilisent un langage « sens dessus dessous », où le signe lui-même devient une fin en soi. C’est ainsi qu’après 1947, Sartre insista de plus en plus sur le rôle de l’analogon et de la matière ; comme si l’œuvre d’art retournait enfin dans le monde réel et donnait un accès direct à la réalité secrète des choses : c’est alors que l’art non signifiant devient un art du sens et de la présence.
- 2. Une esthétique de la Présence
- a. Le nouveau « sens » de l’analogon
Dorénavant, la peinture doit faire sens, sans pour autant devenir intentionnellement significative ; c’est la raison pour laquelle Sartre nomme ces arts « non – signifiants » . Cela implique qu’il n’y ai pas de signifié ni au-delà ni derrière le signifiant. Habituellement, nous avons tendance à gommer l’aspect matériel du mot (le signifiant), au profit de l’idée qui est signifié à travers lui : “ un objet est signifiant lorsqu’on vise à travers lui un autre objet”23 ; au contraire, le sens d’une peinture est toujours déjà contenu dans la toile : “Je dirai qu’un objet a un sens quand il est l’incarnation d’une réalité qui le dépasse mais qu’on ne peut saisir en dehors de lui”24. Par conséquent, le sens ne saurait être compris en dehors de la matérialité de la toile : Sartre ne sépare plus désormais le sens de la matière ; par exemple, il parle de « couleur – objet » : “ Pour l’artiste, la couleur, le bouquet, le tintement de la cuiller sur la soucoupe sont choses au suprême degré ; (…) c’est cette couleur objet qu’il va transporter sur sa toile et la seule modification qu’il lui fera subir c’est qu’il la transformera en objet imaginaire”25. Pour donner un autre exemple, on ne saurait séparer le vert – pomme de sa gaieté acide. Une idée similaire est également présente dans le fameux texte sur la « Crucifixion » du Tintoret : “ Cette déchirure jaune du ciel au dessus du Golgotha, le Tintoret ne l’a pas choisie pour signifier l’angoisse, ni non plus pour la provoquer ; elle est angoisse et ciel jaune en même temps. Non pas ciel d’angoisse, ni ciel angoissé ; c’est une angoisse faite chose »26 : la déchirure jaune dans les nuages est une angoisse devenue chose ; il ne s’agit pas d’un vocabulaire chromatique pouvant s’appliquer dans n’importe cas de figure, mais d’une sorte de résonance fixée dans cette unique déchirure jaune. De même, en poésie et en musique, les mots et les notes deviennent une incantation magique, car le poète et le musicien ne les utilisent pas comme des moyens mais comme des fins en soi. Ainsi l’erreur du peintre serait-elle de considérer les couleurs comme un langage, à la façon de Klee : car les peintres n’ont pas l’intention de dire quoi que ce soit, ils sont muets comme le monde. “Une toile ne parle pas, ou si peu”27. Le peintre ne peint donc que du sens, et non une signification cachée derrière les toiles ; le sens s’est incarné dans la toile, le sens est une signification qui s’est faite chose. La peinture sera donc un signe sans signifié, ou encore une signification close sur elle-même. Cette nouvelle conception sartrienne sonne comme une revanche de la matérialité de l’image sur la négativité de l’imaginaire. En effet, le sens devient immanent au phénomène, qui se retrouve comme « habité » ; il ne s’agit plus d’un être inaccessible et transcendant. Si tout est d’ores et déjà dit dans l’apparition du phénomène, alors chaque fois que nous contemplons une peinture, nous nous trouvons dans une attitude phénoménologique, a nous voyons le sens dans l’apparence, l’être dans le phénomène. En d’autres termes, la matière de la forme est désormais plus importante que la forme de la matière.
C’est pourquoi le « matiérisme » ne tarde pas à devenir la qualité principale que Sartre recherchera dans les œuvres de ses peintres favoris. Par exemple, le Tintoret semble importer les lois de la sculpture à l’intérieur de sa peinture : tout comme Giacometti, il réalise des petites figurines de plâtre ou de cire avant de se mettre à peindre. Ses contemporains lui reprocheront d’ailleurs de « peindre en sculpteur ». Qui plus est, il semble anticiper sur les lois scientifiques de la pesanteur : “ ce croyant sombre n’admet qu’un absolu : la matière”28. Dans ses peinture en effet, les corps ne cessent de tomber et de souffrir, au lieu de voler ou de flotter comme dans les représentations de Titien ; le Tintoret insiste lourdement sur les muscles, les torsions ou les déformations physiques : et lorsqu’ils ne tombent pas, ils penchent et sont sur le point de tomber ou de rompre. Par exemple , dans le « Miracle de l’esclave », la première peinture qui le rendit célèbre tout en faisant scandale, en 1548, le héros n’est pas, contre toute attente, le saint, dont on ne distingue que les pieds (il est présenté « cul par-dessus tête »), mais bien plutôt la victime torturée ; on remarquera d’ailleurs qu’il s’agit d’un auto portrait du Tintoret. Les saints, pour leur part, se sentent au moins autant écrasés que les humains par les mouvements de foule. Car, selon Sartre, les saints du Tintoret pourraient être comparés à des camions, des culturistes ou des immeubles ; toute ascension, loin d’être aisée, devient un calvaire en soi : même Jésus doit y aller de ses propres moyens. Il faut être un fervent croyant pour ne pas le voir s’écraser car c’est “un dix tonnes que sa vitesse seule empêche de s’écraser au sol”29. Nous devrions même, dans l’idéal, ressentir et craindre le contenu de la peinture : par exemple, lorsque nous regardons « La Crucifixion », nous avons l’impression que Jésus est en train de nous tomber dessus. Le déséquilibre et la faiblesse des corps sont devenus un schème plastique à partir du moment où la gravité et le sursis sont les signes d’une condition trop faible et trop humaine : “La pesanteur est signe ; c’est un abrégé de nos faiblesses trop humaines”30. Même les nuages se trouvent être sombres et lourds, prisonniers d’un ciel bas ; c’est la raison pour laquelle, selon Sartre, le Tintoret a inventé le caoutchouc, un matériau tout à la fois élastique et résistant ; les « Evangélistes » auront pour tâche de prouver que le simple fait de s’asseoir sur des nuages est en soi un exercice acrobatique : “Voyez comme les 4 saints s’arc-boutent contre des puddings bitumés”31. Les escaliers, à leur tour, peints en contre-plongée, contribuent à la sensation de vertige du spectateur, qui ressent alors la fatigue et le poids des corps : telle est la « tyrannie de la moelle épinière » écrira Sartre. La « Présentation de la Vierge au Temple » en est l’illustration parfaite, le bras tendu ressemblant à un poteau indicateur, aux dires de Sartre ; ou encore la « Visitation » et sa Vierge à bout de souffle ; ainsi, même les personnages religieux semblent souffrir de leur condition humaine. Ce serait une prouesse d’alpiniste, comme l’indique Sartre, de gravir ces escaliers ou ces chemins vertigineux. Par conséquent, le Tintoret est devenu peintre à cause de son obsession pour la pesanteur et la matière ; c’était un homme de petite taille, qui couvrit rageusement les murs de la Scuala Grande di San Rocco à Venise, connue sous le nom de « Chapelle Sixtine du Tintoret », avec au moins 56 peintures ; on songera également à la peinture intitulée « Le Paradis », qui reste probablement l’une des plus grandes du monde.
On est en droit de comparer ce profil avec celui d’un autre « peintre sartrien », Giacometti, qui devint sculpteur à cause de son obsession pour le vide et la distance. En tant que peintre, et notamment dans ses portraits de Genet, Sartre etc., il se sert de marbrures blanches enroulées sur elles-mêmes, tant et si bien qu’on ne saurait dire où les corps commencent et finissent ; autant les lignes donnent une impression d’ouverture, autant les contours véhiculent la sensation de l’enfermement, car “Le plein, c’est du vide orienté”32 observe Sartre. A bien y regarder, nous trouvons déjà ces vagues figures blanches et fantomatiques à l’arrière plan des peintures du Tintoret : le fils de teinturier n’aime guère les couleurs ; il préfère montrer la décompression de la matière en lumière. Plus tard, Wols et Rebeyrolle auront la même obsession pour la matière : le tachisme de Wols, par exemple, tente de rendre l’épaisseur des corps tout en peignant avec ses doigts, représentant l’être par le non-être, refusant l’imitation et la représentation : “suscitée par ce refus, la Présence –qui est la chose elle-même, sans détails, dans un espace sans parties, – va s’incarner”33. On retrouve la même obsession chez Rebeyrolle, lequel ajoute des matériaux extérieurs à ses toiles, de manière à ce que la matière se déchire ou se fende : “Des morceaux de bois cassés adhèrent cette chaire flasque, ils rappellent les instruments dans St Marc sauvant un esclave”34. Surface et profondeur ne sont plus opposables dans la mesure où la surface devient épaisseur en elle-même. Dans tous les cas, la matière apparaît désormais comme la valeur ajoutée de la peinture.
Reste un paradoxe : ce sens ou ce secret matériel de la peinture n’est pas immédiatement visible ; la matière visible possède un sens invisible ; car il résulte du mouvement des yeux à la surface de la toile. C’est ce qui explique, entre autres, que Sartre recherche toujours en peinture une certaine incarnation du temps et du mouvement.
- Temps et mouvement : le Tintoret « metteur en scène »
En effet, seul le mouvement est en mesure de représenter le sens, cette absence dans la présence : la ligne devient alors vecteur, la toile devient un film de cinéma et le peintre un réalisateur. N’oublions pas que Sartre est féru de cinéma ; selon lui, l’art cinématographique inaugure la mobilité en esthétique, à la façon d’un art bergsonien. Lorsque Sartre devint professeur au Havre, le discours prononcé le jour de la remise des prix était consacré à une apologie du cinéma : devant un public médusé, il encourage ses étudiants à se rendre au cinéma : « cet art pénétrera en vous plus avant que les autres et c’est lui qui vous tournera doucement à aimer la beauté sous toutes ses formes »35. Sartre reprochera donc à la classique peinture de genre (par exemple « L’enlèvement des Sabines » de David) son manque de mobilité et cherchera en permanence retrouver le mouvement cinématographique au cœur de la peinture. A propos de « Saint Georges et le dragon », il souligne une instable temporalité de genre baroque. Tintoret tente ici de résoudre la contradiction entre la succession des événements et la simultanéité des objets dans l’espace, en provoquant une compression de temps : « comment peindre le temps ? » semble-t-il demander. Il force ainsi le spectateur à déchiffrer les toiles comme des partitions musicales ; nous devons reconstruire par nos propres moyens la chronologie des événements grâce aux indices que le Tintoret a semés sur la toile, tout en ajoutant notre propre temporalité afin de les interpréter, comme si nous éprouvions la même crainte : “une ligne ne devient vectorielle que lorsqu’elle me reflète mon propre pouvoir de la parcourir du regard”36 explique Sartre. Par exemple, la jeune vierge fuyant au premier plan incarne l’impuissance tragique de la victime, délaissée par la ville fortifiée de l’arrière plan, essayant tant bien que mal de sortir du cadre ; un cadavre abandonné en plein milieu joue le rôle de prophète, annonçant la possibilité de sa mort prochaine ; le geste du saint se voit interrompu, comme pour relativiser l’importance du héros et accentuer la responsabilité du spectateur, qui seul peut le parachever ; car nous entrevoyons à peine la lance, cachée par le cheval. C’est pourquoi la contemplation d’une peinture est sans fin : le Tintoret introduit des effets spéciaux qui provoquent tour à tour sous nos yeux des accélérations, des freinages ou des arrêts fréquents. C’est par ces « pièges à temps » que le Tintoret suggère le mouvement, exactement comme le ferait un metteur en scène.
Si la beauté réside dans l’être même de la matière, il s’agit alors d’une beauté explosive qui déborde du cadre, comme l’atteste la main quasi-amputée de la jeune femme. Sartre empruntera l’expression de « beauté explosante fixe » à Breton et l’utilisera à propos de Picasso et de Masson : cela signifie que la beauté consiste dans un travail d’unification du multiple, une totalisation virtuelle, dont les yeux sont le mouvement constitutif. C’est la raison pour laquelle Sartre nommera Masson « le peintre du mouvement » : ses dessins représentant des monstres sont des métamorphoses qui annihilent la frontière entre l’humain et le non-humain ; mais sa mythologie personnelle et dionysiaque n’en est pas pour autant ne prédétermine pas pour autant des symboles figés ; elle contribue plutôt à créer du désordre et de la confusion, par le biais de l’ « action painting ». La véritable limite de la limite sera donc le temps que cela prendra pour la couvrir du regard, pour la visiter de l’intérieur.
C’est pourquoi la réalité n’est jamais belle en soi : “le réel n’est jamais beau”37, car la beauté résulte de la course incessante des yeux du spectateur. Quand bien même le peintre nous entraîne avec lui dans sa toile et joue le rôle de réalisateur, la quatrième dimension de la peinture est sans aucun doute l’œil humain. Et c’est aussi la raison pour laquelle la beauté peut reposer dans la laideur d’un corps torturé : “ La Beauté ce n’est pas seulement Raphaël, ce peut être le corps torturé !” dira Sartre38. Il est vrai que la beauté est une totalisation unifiante qui nous donne à penser une totalité jamais atteinte.
- c. La psychanalyse existentielle et l’engagement du peintre
Finalement, il reste à observer un point très important aux yeux de Sartre : l’artiste est un être « détotalisé » qui recherche une forme de totalisation à travers l’œuvre d’art, et ce dans un mouvement incessant : “le détotalisé, qui est la personne, se retotalise en retotalisant un objet”.39
Ainsi, le peintre se projette et se totalise lui-même dans ses peintures. Nous serions en droit de penser que le peintre est moins engagé que l’écrivain, mais, dans la mesure où le rôle de l’analogon s’est vu modifié, à partir du moment où la matière et l’individu sont devenus des questions prioritaires, Sartre s’intéresse de plus en plus à la vie de ses peintres. D’ailleurs, après la seconde guerre mondiale, il se lie d’amitié avec certains d’entre eux, visite leurs ateliers et saisit mieux la dimension collective de la liberté. Lorsqu’il n’en sait pas assez à propos de la vie de ses peintres, il fait des suppositions, comme ce fut le cas pour le Tintoret : il l’imagine comme un enfant maudit, sur une liste noire, hanté par son maître Titien. Il tente même d’appliquer la méthode progressive – régressive et la psychanalyse existentielle à ce nouveau domaine de recherche. Chaque description particulière doit être replacée dans un mouvement totalisant, qui irait du projet individuel de récupération ayant créé la peinture, à l’objet créé, puis de nouveau à partir du matériau de la peinture, jusqu’au moi qui s’est réalisé à travers lui. Sartre veut comprendre ce qui suscite le désir de devenir peintre. Il considère donc que la création est un acte et qu’agir est une forme de création : dans les deux cas, nous nous devons d’inventer quelque chose de neuf à partir d’une situation que nous n’avons pas choisie, faire quelque chose de ce que les autres ont fait de nous ; mais dans le cas de l’artiste, la liberté ne se réduit pas à cette liberté ontologique, car le peintre vise une réappropriation totale du monde et de sa vie. Qui plus est, il produit un objet possédant son sens propre : “Chaque tableau, chaque livre est une récupération de la totalité de l’être”40. D’ailleurs, Anny quitte Roquentin pour un peintre allemand, admettant qu’il n’existe pas de « moments parfaits », et dit à son sujet : “en voilà un qui n’est pas comme nous, il agit, celui-là, il se dépense”41. Par conséquent, nous pourrions dire que le peintre est un « universel singulier » dont l’engagement à travers ses toiles n’est pas ostentatoire, mais plutôt suggestif.
C’est pourquoi le premier essai sur le Tintoret, intitulé « Le Séquestré de Venise », est une analyse historico-sociale, qui dévoile la double vie du peintre vénitien : le Tintoret flatte l’assistance par son maniérisme, imitant les grands maîtres de la peinture ; il force même la Scuala Grande di San Rocco à accepter gratuitement son évocation de Saint Roch déjà peinte au plafond, pour annuler la compétition et supplanter ses rivaux ; si nécessaire, il brade ses peintures, peignant plus vite que quiconque. En fait, il ne peut supporter de vivre dans l’ombre de Titien : “Pendant plus d’un demi siècle, Tintoret-la-Taupe détale dans un labyrinthe aux murs éclaboussés de gloire ; jusqu’à 58 ans, cette bête nocturne est traquée par les sunlights, aveuglée par l’implacable célébrité d’un autre”42. Mais, par voie de conséquence, il tente tout à la fois de dépasser les peintres officiels en peignant des anges et des saints en train de s’écraser, des corps qui tombent, le poids de la solitude que l’on peut ressentir même au milieu de la foule ; en vérité, il ne s’adresse qu’aux gens ordinaires, car il hérite de l’humiliation sociale des artisans et, tel un virus, il finit toujours par falsifier les sujets dont il traite. D’ailleurs le Tintoret est inséparable de sa ville, Venise ; la plupart de ses peintures se trouvent là, c’est pourquoi il est si difficile à exposer. On considère donc généralement le Tintoret comme un « peintre maudit », dont l’existence tourne autour d’un mouvement schizophrénique de reproduction et de transgression ; en fait, il donne d’une main ce qu’il retire de l’autre, se révoltant contre les illusions de la perspective qu’il considère comme un artifice géométrique, mais utilisant également cette ruse pour nous étonner et réveiller notre mémoire corporelle. Par conséquent, sa peinture est déjà une peinture militante, plus particulièrement le « Miracle de l’esclave », lorsqu’il force un saint à se déplacer en personne pour sauver un esclave, comme le Superman des cartoons américains ; ou bien dans le « Massacre des Innocents », qu’il transforme en une panique de bonnes femmes, de corps qui s’effondrent en une véritable « crapaudière » 43, pour reprendre les termes de Sartre. Aussi le Tintoret pourrait-il être considéré comme le premier peintre existentialiste : il naturalise des événements surnaturels, révélant un monde absurde et nauséeux ; il révèle le côté sombre de Venise ; l’enfer est ici, l’enfer c’est les autres : “sous son pinceau, un monde absurde et hasardeux où tout peut arriver, même la mort de Venise”44.
Des siècles plus tard, Lapoujade, que Sartre considère comme le « nouveau peintre des foules » joue lui aussi avec les non-dits : il incarne la création engagée en elle-même et se place au-delà de l’alternative entre imitation et trahison de la réalité. S’il représente la foule, la bombe d’Hiroshima ou bien encore des scènes de torture, ce n’est jamais en les montrant ; se tenant à l’intérieur de la scène qu’il décrit, il laisse le mouvement de la matière suggérer du dedans. L’artiste ne détient plus le privilège de regarder les choses de l’extérieur ou d’un point de vue supérieur : tout comme Marx, Sartre souhaiterait qu’il n’y ait plus de peintres, seulement « des hommes qui peignent ». Un peintre est un homme au milieu de la foule des hommes, vérifiant le principe de sérialité, selon lequel un individu se définit à travers sa relation aux autres : “L’homme au milieu des hommes, les hommes au milieu des hommes, le monde au milieu des hommes : voilà l’unique présence, réclamée par cette explosion sans maître”45. Le peintre est engagé aussitôt qu’il pénètre dans sa peinture, aussitôt qu’il fait quelque chose de ce que les gens font. Il se donne entièrement et nous pourrions le reconnaître dans chacune de ses toiles : l’art est un don autant qu’un engagement. C’est pourquoi Sartre conclue de façon provocante, à propos de Lapoujade, que sa peinture “Hiroshima était réclamée par l’art”, était réclamée par l’art46.
A travers ses peintures, Masson révélera également son obsession pour les massacres : ici encore nous ne nous retrouvons pas face à une représentation figurative ou distante de la douleur, mais face à une confusion et à une désintégration des corps humains, tant et si bien qu’on ne saurait dire s’ils font l’amour ou la guerre.
Sartre rencontrera Rebeyrolle en 1968, et là encore il constate que la violence de la condition humaine peut être directement exprimée dans la coexistence des matériaux sur la toile : Rebeyrolle cherche à retrouver en peinture ce qu’il n’a pu accomplir à travers l’engagement politique ; il semble alors que l’aspect technique de la peinture se dépasse lui-même, de telle sorte que nous l’oublions au profit des sentiments contenus dans la matière ; nous ne pouvons plus distinguer le sujet du monde qui l’entoure : “la technique se renverse, l’horreur devient le grand sentiment qui guide le peintre et qu’il nous fait éprouver”47. Paul Rebeyrolle ne représente pas l’idée d’injustice, il en imprègne sa toile avec la chair des corps blessés.
Finalement, si nous décelons la totalité du peintre à l’intérieur même de ses peintures, nous trouvons aussi la totalité de la philosophie de Sartre dans ses essais sur la peinture : Sartre est, lui aussi, totalement investi dans la description de ces toiles, à un tel point que certains textes, en particulier sur le Tintoret, deviennent de véritables descriptions phénoménologiques. Dans tous ses essais sur la peinture, et plus particulièrement dans « Saint Marc et son double », Sartre développe un étonnant nouveau style, comme pour répondre à la question : « Comment les mots pourraient-il exprimer fidèlement le sens silencieux de chaque peinture ? ». Il invente ainsi une nouvelle forme de prose esthétique : multipliant les phrases accrocheuses, il appelle le Tintoret par son prénom et use d’un langage familier. Qui plus est, il décrit de nombreuses peintures dans le détail en un style compact et dense, tentant de nous transmettre la sensation de la toile sans pour autant le sens de la peinture ; il travaille les mots de la même manière que le peintre travaille la gouache, la matière des mots se devant de traduire la matière de la peinture. Du fait de ce mimétisme pictural, ses textes ressemblent à des labyrinthes où l’on pourrait aisément se perdre et s’enliser. Plus tard Sartre confessera d’ailleurs qu’il a abandonné le projet de livre sur le Tintoret parce qu’il n’était pas satisfait de son style. Ses essais sur la peinture restent donc inachevés, mais la cause principale en est que Sartre imite l’œuvre d’art en elle-même et s’identifie à l’artiste toujours insatisfait ; toute œuvre qui tend vers l’absolu tend vers l’infini et demeure incomplète ; les œuvres de Sartre sur l’art ne dérogent pas à cette règle de l’art.
Sartre s’est-il approprié ses peintres ?
En conclusion, nous pouvons dire que tous les peintres sartriens son des génies innovants, qui proposèrent une nouvelle conception de l’espace plastique : le Tintoret annonce les lois de la gravité, Giacometti crée comme des labyrinthes optiques, Wols, inspiré par la philosophie orientale, joue avec le plein et le vide … Leur œuvre est comme “ un bloc de futur tombé dans le présent”48.
Par ailleurs, Sartre s’approprie ces peintres comme pour mieux se comprendre lui-même. Il semble avoir trouvé dans la critique d’art un moyen de totaliser sa propre pensée et il réussit à atteindre la corrélation phénoménologique là où, selon certains de ses successeurs, l’Etre et le Néant avait échoué. En dépit des apparences, dans ses essais sur la peinture, Sartre annonce même l’ontologie de la matière que nous trouverons plus tard dans les écrits de Merleau-Ponty. Il trouve là, en plus de son alter ego philosophique, un alter ego pictural en la personne du Tintoret, comme le fit Merleau Ponty avec Cézanne ou Deleuze avec Bacon. La merveilleuse analyse à propos de l’autoportrait du Tintoret, intitulée « Un vieillard mystifié », atteste du fait que Sartre est resté très impressionné par ce regard et se sent proche de lui : “ il a quelque chose à nous dire, il nous parle. Essayons de le comprendre”49. Nous pourrions également dire que ces textes sur la peinture prouvent que la dialectique ne fut pas qu’un projet de totalisation pour Sartre ; les totalités existent véritablement grâce au « sens » de la peinture car “Le sens est un second silence au sein du silence”50. En bref, il y a la totalité systématique du philosophe (qui peut ainsi rassembler ses théories sur l’imaginaire, sur la liberté et sur la psychanalyse existentielle), la totalité phénoménologique de l’être en soi pour soi (car la corrélation entre l’en soi de la matière et le pour soi du sujet est immédiatement donnée dans la peinture), et enfin la totalité visuelle du spectateur (qui totalise l’être par le mouvement de ses yeux). Par conséquent, l’esthétique sartrienne de la peinture semble être le point aveugle ou la vérité cachée de la philosophie sartrienne, un point aveugle qui mérite désormais d’être placé en pleine lumière.
1 Les Mots, p 41 (Editions Folio)
2 Penser l’art, Essais sur Sartre, Michel Sicard, p 231 (Editions Galilée, Débats)
3 L’Imaginaire, p 361-362, ( Editions Folio Essais)
4 Laideurs de Sartre, Buisine, p 133 ( Presses Universitaires de Lille)
5 La Nausée, p 111, Œuvres romanesques (Editions de la Pleïade)
6 Idem, p 113
7 Portraits officiels, Les Ecrits de Sartre, p 558 (Editions Gallimard)
8 La Nausée, p 107 , Œuvres romanesques (Editions de la Pleïade)
9 Portraits officiels, Les Ecrits de Sartre, p 557 (Editions Gallimard)
10 La Force de l’âge, Simone de Beauvoir, p 102 (Editions Folio Essais)
11 Le Séquestré de Venise, Situations IV, p 339 (Editions Gallimard)
12 La Force de l’âge, Simone de Beauvoir, p 101 (Editions Folio Essais)
13 L’Age de raison, Les Chemins de la liberté, p 468 in Œuvres romanesques (Editions de la Pleïade)
14 La Nausée, p 108 , Œuvres romanesques (Editions de la Pleïade)
15 L’Age de raison, Les Chemins de la liberté, p 469 in Œuvres romanesques (Editions de la Pleïade)
16 La mort dans l’Ame, Les Chemins de la liberté, p 1160 in Œuvres romanesques (Editions de la Pleïade)
17 La Nausée, p 205, Œuvres romanesques (Editions de la Pleïade)
18 Sartre, p 59, Texte intégral du film réalisé par A. Astruc et M. Contat (Editions Gallimard)
19 L’Age de raison, Les Chemins de la liberté, p 477, Œuvres romanesques (Editions de la Pleïade)
20 L’Imaginaire, p 364 ( Editions Folio Essais)
21 Qu’est-ce que la littérature ? p 11 ( Editions Folio Essais)
22 Les Ecrivains en personne, Situations IX, p 15 (Editions Gallimard)
23 L’artiste et sa conscience, Situations IV , p 30 (Editions Gallimard)
24 Idem
25 Qu’est-ce que la littérature ? p 13 ( Editions Folio Essais)
26 Idem p 14
27 Coexistences, Situations IX, p 316 (Editions Gallimard)
28 Saint Marc et son double, Revue Obliques « Sartre et les Arts », p 174
29 Idem, p 172
30 Idem, p 179
31 Idem p 199
32 Les Peintures de Giacometti, Situations IV, p 357 (Editions Gallimard)
33 Le Peintre sans Privilèges, Situations IV, p 375 (Editions Gallimard)
34 Coexistences, Situations IX, p 324 (Editions Gallimard)
35 L’art cinématographique, Les Ecrits de Sartre, p 548 (Editions Gallimard)
36 Masson, Situations IV, p 394 (Editions Gallimard)
37 L’Imaginaire, p 371 (Editions Folio Essais)
38 Penser l’art, Essais sur Sartre, Michel Sicard, p 233 (Editions Galilée, Débats)
39 Idem
40 Qu’est-ce que la littérature ? p 72 ( Editions Folio Essais)
41 La Nausée, p 181 , Œuvres romanesques (Editions de la Pleïade)
42 Le Séquestré de Venise, Situations IV, p 337 (Editions Gallimard)
43 Saint Marc et son double, Revue Obliques « Sartre et les Arts », p 200
44 Le Séquestré de Venise, Situations IV, p 342 (Editions Gallimard)
45 Le Peintre sans Privilèges, Situations IV, p 383 (Editions Gallimard)
46 Idem p 365
47 Coexistences, Situations IX, p 324 (Editions Gallimard)
48 L’artiste et sa conscience, Situations IV , p 33 (Editions Gallimard)
49 Un vieillard mystifié, Sartre, Catalogue de la BNF, p 188 (Editions Gallimard)
50 Mallarmé, la lucidité et sa face d’ombre, p 160 (Editions Arcades, Gallimard)
Sophie Astier-Vezon
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