Tintoret vieux
Dernier autoportrait du Tintoret, à voir au Louvre … saisissant !
« Sur son portrait du Louvre, au contraire, il a tracé son nom en gros caractères qui barrent le haut de la toile ; comme si cela ne suffisait pas, nous lisons sur notre droite, au-dessous de son épaule gauche : ipsius. f. Pour la première fois de sa vie, il s’adresse directement à nous, à la postérité. Et avec quelle pathétique insistance : il a quelque chose à nous dire, il nous parle. Essayons de le comprendre.
Le tableau date de 1588. La mort de Titien remonte à douze ans, Véronèse vient de mourir. Ce siècle sur sa fin s’est vidé de tous ses grands artistes. Un seul demeure, ce vieillard septuagénaire qui va bientôt quitter la scène à son tour et qui le sait ; au moment de disparaître il se montre et se nomme pour la première fois ; que peut-il vouloir peindre si ce n’est une vie achevée, qui a épuisé toutes ses chances et tous ses malheurs ; l’homme peut travailler quelque temps encore : cela ne compte plus, il est terminé, tous les coups sont joués ; il peut témoigner enfin de ce qu’il est car il ne sera plus rien d’autre que ce qu’il a été. Une expérience plénière et totale éclairée par la mort, par cette éternité qui va l’engloutir : voilà ce qu’il mettra sur sa toile. Je suis ceci et rien d’autre ; je n’attends plus et je n’espère plus. Ecco Homo. Mais les vieillards ne détestent pas se donner des airs apaisés pour faire croire qu’ils ont réussi l’entreprise de vivre[1]. Après tout, celui-ci n’est pas si mal placé : il a couvert les murs de Venise avec ses toiles, sa gloire est contestée mais éclatante, ses rivaux détestés ont quitté la place et puis il croit, il a été élevé dans la foi : peut-être va-t-il sourire à ses petits-neveux, s’offrir à Dieu : Regardons-le.
Il ne faut qu’un instant pour comprendre : cet homme nous fait savoir qu’il est désespéré.
Il s’est peint de face, il nous regarde : comme tous les fonctionnaires dont il a fait le portrait. Quels yeux immenses ! Ils lui mangent le visage. Cachez-les, vous trouverez une admirable insignifiance : des joues creuses, un nez fort et gros du bout, une moustache qui fait la moue à la place d’une bouche invisible. ôtez le cache, vous avez l’homme. Et voici ce qui frappe d’abord : il est stupéfait ; ce qu’on lit dans ses yeux, c’est une vieille stupeur éreintée, figée comme sa vie, durcie comme ses artères ; peut-être l’a-t-il vécue autrefois comme une passion : il la subit à présent comme une maladie mortelle » .
(Un Vieillard mystifié)