Pourquoi tant de haine ?
La philosophie du XXème siècle apporte avec elle une réflexion sur autrui qui permet d’approfondir la question du conflit humain. Sartre dans l’Etre et le Néant souligne la médiation indispensable du regard d’autrui dans la construction de la conscience de soi, ce qui crée en chacun de nous la conscience d’une dépossession (d’une image de moi que je ne posséderai et ne récupérerai jamais) mais aussi d’une dette à l’égard des autres (qui détiennent le pouvoir donc la promesse d’une reconnaissance). Quoi que l’on fasse, nous sommes, et nous le savons, objectivés par le regard d’autrui : seules la séduction et la violence seront des tentatives pour récupérer ce dont il m’a dépossédé, soit en l’amenant à se représenter l’image que je voudrais qu’il ait de moi (se-ducere = conduire à soi), soit en supprimant le regard, la conscience voire l’existence qui est au fondement du regard qu’il est supposé porter sur moi (la violence pouvant alors se définir comme le désir de supprimer la conscience et la liberté d’autrui, comme sujet de ses propres pensées). A ce titre, le conflit est le sens originel de toute relation à autrui et toute violence pourrait être dite gratuite au sens où elle repose sur le désir psychologique de posséder ou d’anéantir une liberté par laquelle je me suis senti moi-même possédé ou anéanti. Dans ce cas, comment tolérer les autres et quelle est la fonction de la haine ?
Rappelons que la tolérance est le fait de supporter les opinions et les comportements d’autrui dans la mesure où ils diffèrent des miens, dans un domaine où règne l’incertitude, et en attendant mieux (respect ou amour, qu’il faut distinguer de la simple tolérance).
Puisque je détermine et limite la liberté d’autrui, du seul fait de ma présence au monde, le fait de le tolérer est encore une façon pour moi de le contraindre. On comprend mieux pourquoi les américains aiment à parler de la morale sartrienne comme d’une « tough morals », une morale à la dent dure … En effet, il ne faut pas croire que la morale du « laisser faire » respecterait davantage la liberté d’autrui, souligne Sartre : dès lors que j’existe, j’établis une limite à la liberté d’autrui. Ce qui entraîne une triple conséquence : 1) on peut imposer la tolérance pour ôter à l’autre le désir d’intolérance : « réaliser la tolérance autour d’autrui, c’est faire qu’autrui soit jeté de force dans un monde tolérant » ; 2) même une éducation « libérale », bien que différente dans ses moyens d’une éducation sévère, n’en fait pas moins des choix a priori quant aux valeurs au nom desquelles l’enfant sera traité ; 3) comme la liberté se définit à travers ce qui la nie et n’est jamais aussi consciente d’elle-même ou pleinement ressentie que lorsqu’on tente de l’opprimer, vivre dans un monde de tolérance reviendrait à lui ôter « ces possibilités de résistance courageuse, de persévérance, d’affirmation de soi qu’il eût l’occasion de développer dans un monde d’intolérance ». Cela n’est pas sans rappeler la remarque provocante ouvrant l’article « La République du silence » à la fin de la guerre : « jamais nous n’avons été aussi libre que sous l’occupation allemande »… ! Pour autant l’indifférence à autrui n’est ni possible ni souhaitable : nous sommes toujours déjà jetés dans un monde en face de l’autre et l’on ne pourra jamais modifier cette situation originelle, pas même avec le suicide.
Ainsi quoi que je fasse pour l’autre, selon Sartre, ma liberté consistera toujours à traiter l’autre comme un instrument de ma propre libération : il y a toujours déjà de l’autre et je suis de trop par rapport à cet autre comme il est de trop par rapport à moi. Et, comme les relations à autrui sont régies par le principe de réciprocité (tout ce qui vaut pour moi vaut pour autrui et réciproquement puisque nous sommes construits de la même manière), autrui tente à son tour, même inconsciemment, de m’objectiver pour se libérer de mon emprise.
Je suis coupable (tout comme l’autre l’est en face de moi) d’avoir surgi dans le monde et d’avoir ainsi aliéné sa liberté non seulement en la limitant mais aussi en la rendant possible et en le rendant ainsi dépendant de moi : « le péché originel c’est mon surgissement dans un monde où il y l’autre » ; l’enfer n’est pas ailleurs, mais bien ici, dans un monde d’hommes où chacun poursuit la mort symbolique de cet autre moi qui n’est pas moi (variation sur le thème de « l’enfer c’est les autres » dans Huis clos ou du « chaque conscience poursuit la mort de l’autre » de Hegel repris par Simone de Beauvoir en préface de son roman L’invitée, qui, faut-il le préciser ?, se termine mal…). Ainsi le sentiment de haine n’est qu’un prolongement et une cristallisation de ce sentiment de dépossession originel : c’est la libre détermination à poursuivre la mort de l’autre une fois que le dialogue et les tentatives de synthèses ont échoué. Elle a pour but de se débarrasser de l’autre pour mieux se débarrasser de sa présence aliénante afin de retrouver une liberté absolue : « cela équivaut à projeter un monde où l’autre n’existe pas »
La haine implique donc à la fois une résignation et un échec. Une résignation : on abandonne la prétention de réaliser une union ou un accord avec l’autre pour que chacun récupère une part de lui-même ; la haine renonce à être objet sous le regard d’autrui ; je ne reconnais la liberté de l’autre que de manière abstraite et négative : « c’est un objet qu’elle veut détruire pour supprimer du même coup la transcendance qui le hante ». D’ailleurs, ce que je hais en l’autre ce n’est pas tel défaut, tel travers, tel détail objectif mais son existence générale ; c’est ce qui distingue la haine de la détestation ; même s’il y a eu un événement déclencheur humiliant au cours duquel j’ai été mis en situation de subir la liberté de l’autre, la haine reste abstraite. On tente d’atteindre l’existence générale d’autrui en poursuivant la mort de tel autre, l’autre que je hais représente en fait tous les autres : « la haine est haine de tous les autres en un seul ». La haine est un sentiment « noir » car abstrait ; le noir, abstraction de toute couleur par l’obscurcissement.
A partir de là on ne peut pas pour autant ignorer l’autre : c’est ce en quoi il y a échec : « le triomphe de la haine se transforme, dans son surgissement même, en échec ». Son projet est de supprimer les autres consciences mais : d’abord la haine ne les abolit pas toutes / ensuite elle ne peut pas faire en sorte que la liberté de l’autre détruit n’ait pas été (« quoddité de l’être » dirait Jankelevitch) / enfin la haine implique la reconnaissance que l’autre a bel et bien existé et « l’autre détruit a emporté la clé de cette aliénation dans sa tombe » / je suis donc encore dépendant de l’autre puisque je me définis encore et toujours dans ma haine et mon opposition à lui. Ainsi « celui qui, une fois, a été pour autrui est contaminé dans son être pour le restant de ses jours, autrui fût-il entièrement supprimé ».
La haine ne triomphe de rien (il est de toute façon impossible d’être reconnu par un cadavre, mieux vaut soumettre l’autre que de le supprimer) et de toute manière elle ne permet pas (pas plus que l’amour qui n’en donne que l’illusion) de sortir du cercle infernal de l’intersubjectivité …