Sartre et Merleau-Ponty

Sartre et Merleau-Ponty merleau

La poésie chez Sartre est cette sœur siamoise qui sert à la fois d’éclaireur à la peinture et de lien résiduel avec la littérature ; de ce point de vue là, la poésie est comme la peinture (« ut pictura poesis ») : l’une après l’autre, peinture et poésie inaugurent le retour à la vie perceptive à partir du langage, tirant le signifié dans le signifiant, précipitant l’imaginaire dans la perception. C’est pourquoi l’imaginaire et la signification se déposent, s’incrustent même dans la matière perçue, le langage se fait matière (« ut materia lingua »). Merleau-Ponty, que l’on pourrait considérer comme son alter ego philosophique masculin, parvient au même rapprochement poético-pictural : il donne au langage une puissance poétique car créatrice d’un sens opaque et c’est à ce seul titre qu’il compare la peinture à un langage[1]. Mais il fait tourner pour ainsi dire le tourniquet dans le sens inverse, avançant de la perception vers l’imaginaire et le langage : il part d’une phénoménologie de la perception pour parvenir à une philosophie de l’expression, le langage prolongeant la perception. La peinture inaugure donc plutôt chez lui l’élévation vers une certaine forme de langage à partir de la perception d’un monde visible ontologiquement hanté par l’invisible ; puisqu’il n’y a rien dans le monde qui n’exprime pas toujours déjà quelque sens, alors le sens ne précède pas les choses « par au-dessus », mais en surgit « par en-dessous ». Chez Merleau-Ponty, la peinture ne fait donc que prolonger et confirmer l’existence d’un sens inhérent aux choses : elle vient s’adosser à cette « prose du monde », à ce langage du sens qui a toujours déjà hanté le réel : le signifiant s’étire toujours déjà vers du signifié. A la rigueur, les peintures n’ont (pas plus) de sens que celui qui s’exprime déjà dans les choses : voire même, le monde contiendra toujours plus de sens que n’importe quelle peinture[2]. L’imaginaire étant déjà logé à l’enseigne du monde, l’expression picturale ne sera que le prolongement de ce flottement inhérent au réel : la peinture est comme le langage du monde (« ut lingua pictura »).

            On pourrait à cet égard formuler une critique à l’encontre de Merleau-Ponty : si le dédoublement et le flottement sont déjà dans les choses, si le monde est d’ores et déjà expression d’un sens, à quoi servent les artistes et qu’est-ce qui les distingue du simple contemplatif ? Nous pourrions même aller jusqu’à retourner contre lui la critique de la conception classique du langage, à qui nous reprochions le fait que l’expression du sujet n’apporte rien de nouveau au monde : car si le sens est déjà constitué dans les choses (et non dans le sujet), l’expression du monde par le sujet, dans ce cas, n’apporterait rien de nouveau non plus[3]. La démarche sartrienne aurait alors ce double avantage, et d’assumer pleinement la motivation intentionnelle ou culturelle de toute expression poético-picturale, et d’attribuer à chacune de ces œuvres une dimension plus personnelle ou subjective. En allant de l’impression perceptive vers l’expression picturale, Merleau-Ponty risque de « chosifier » ou de « naturaliser » les œuvres d’art, tandis qu’en allant de l’expression linguistique vers l’impression picturale, Sartre maintient plus manifestement la distance de la conscience au réel, tout en insistant sur l’opacité du sens qui s’en dégage : il découvre dans la peinture, à l’instar de Wols, comme « une pensée plastique de l’aliénation »[4].


[1] « Comme le langage, la peinture vit d’abord dans le milieu du sacré extérieur. Ils ne connaissent leur propre miracle qu’en énigme, dans le miroir d’une Puissance extérieure. La transmutation qu’ils opèrent du sens en signification, ils en font hommage à l’Etre qu’ils se croient destinés à servir » PM p. 68.

[2] « Ce monde perceptif est au fond l’Etre au sens de Heidegger qui est plus que toute peinture, que toute parole, que toute « attitude », et qui, saisi par la philosophie dans son universalité, apparaît comme contenant tout ce qui sera jamais dit, et nous laissant pourtant à le créer », VI, Notes de travail, p. 224.

[3] Renaud Barbaras revient sur ce problème de la « motivation naturelle du signe » et constate d’ailleurs que, même si Merleau-Ponty se défend de ramener totalement le signe conventionnel au signe naturel comme le ferait la théorie naturaliste, il ne permet pas pour autant d’expliciter la naissance du langage « par-dessus le marché » des choses : comment expliquer en effet le caractère culturel du langage si le sens des mots émane des choses-mêmes ? « En affirmant que le moindre geste n’est déjà plus mécanique il n’explique pas pour autant que certains gestes puissent devenir véritablement signifiants (…) Il ne pense pas ce fait jusqu’au bout, et dans la mesure où il tente de le faire, il fait resurgir la dualité d’un monde culturel et d’une nature, et tente de dériver l’un de l’autre sur un mode finalement naturaliste » De l’Etre du phénomène, op.cit. p. 64- 65.

[4] DND SIT IV p. 432.

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