Sartre et la laideur

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Sartre est laid : c’est un fait dont il ne se cache pas, un constat qui jalonne non seulement ses écrits autobiographiques, mais aussi tous ses autres textes. Si la beauté finit par s’imposer comme une valeur, c’est parce que sa propre laideur s’est d’abord imposée au regard des autres et au sien. Pour autant, Sartre ne versera ni dans un anti-esthétisme aveugle, qui consisterait à se défier de la beauté, ni dans un esthétisme primaire, qui reviendrait à une dénégation de la laideur : il la domestique et la relativise plutôt, jusqu’à en faire un objet philosophique déclinable à l’infini, comme le montre judicieusement Alain Buisine dans son essai précisément intitulé Laideurs de Sartre ; le pluriel atteste ici de la multiplicité des formes prises par cette interrogation du philosophe borgne sur sa propre laideur. Nul doute que son rapport ambivalent à l’image et tout le cheminement réflexif qui part de L’Imagination pour aboutir à L’Idiot de la Famille, en passant par La Nausée, s’enracine dans cette image contrariée de soi-même : qu’elle soit mentale, picturale ou médiatique, l’image pose problème à Sartre et nourrit des réflexions contradictoires. La laideur, dans un premier temps subie, deviendra peu à peu un élément à part entière de sa philosophie et de son esthétique.

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Jusqu’à cinq ou sept ans, confie-t-il dans une lettre à Simone de Beauvoir, on s’arrache les photos de « ce ravissant bébé avec cette tête un peu conventionnelle qui plaît aux mamans médiocres » ; mais lorsqu’on lui coupe les cheveux, son existence bascule : « mes cheveux coupés ont entraîné avec eux cette splendeur éphémère, je suis devenu laid comme un crapaud, beaucoup plus laid encore qu’à présent. Aussi plus personne n’a plus voulu me photographier. On craignait que je ne fisse se voiler la plaque sensible, comme ces spectacles affreux qui font faire des fausses couches aux femmes enceintes »[1]. Cela pourrait expliquer en partie l’évolution philosophique qui le fit passer de la fuite vers l’imaginaire – occasionnée par la lecture -, à la critique de la représentation – provoquée quant à elle par la rencontre avec les arts plastiques.

Il semble même que la thématique de la laideur et de la beauté représente un fil directeur invisible permettant de relier entre eux, outre sa conception de l’image et de l’art, son rapport au corps, à la nausée existentielle, à  l’Italie, à la violence, à autrui etc. Ainsi La Reine Albemarle ou le dernier touriste, ouvrage inclassable s’il en est, était au final destiné à parler « du rapport des gens avec leur corps. Qu’est-ce que c’était d’être beau, puis ce que c’était d’être laid » confie Sartre dans un entretien[2]. Encore aujourd’hui, l’image médiatique nauséeuse et sulfureuse de l’existentialiste côtoie l’icône figée de l’intellectuel engagé. D’ailleurs, après avoir longtemps stigmatisé les (auto)portraits (dans ses Portraits officiels ou avec les visites de musées dans La Nausée ou Les Chemins de la liberté), Sartre les réhabilite à travers l’analyse du Vieillard mystifié et se prête lui-même à ce difficile exercice, devenant à son tour modèle pour Giacometti, Lapoujade, Calder, Ruth Franken, Norbert Iborra, Yankel, Mathieu ou Gregory Masurovsky[3].

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Autant de contrastes qui témoignent du rapport complexe (et complexé ?) de Sartre à l’image de la beauté : cette dernière demeurera toujours à ses yeux ce qu’il ne possède pas, ce qui lui échappe, donc ce qu’il désire, suscitant tout à la fois la fascination et le rejet : « je ne suis qu’un désir de beauté et en dehors de cela, du vide, rien » confie-t-il à ses Carnets de la drôle de guerre[4]. Fascination personnelle et quotidienne, pourrait-on dire : préférant toujours s’entourer de belles personnes (au sens physique du terme), à commencer par Simone de Beau / voir[5]. Mais rejet philosophique aussi : la beauté se trouvant fustigée comme un trompe-l’œil à cause de l’art officiel, pour ensuite être redéfinie grâce aux arts plastiques comme ce qui ne se voit pas et constitue la part invisible de l’œuvre.

Ainsi la peinture, du fait de l’ambivalence analogique, pourrait-elle constituer un exutoire à la laideur en permettant de ré-concilier la présence matérielle et tangible d’une forme visible avec la négativité d’une beauté inaccessible. N’était-ce pas, après tout, la motivation de Mathieu dans Les Chemins de la liberté quand il emmenait Ivich à l’exposition Gauguin, au risque de se sentir délaissé au profit de la beauté picturale ? « Il aimait lui montrer de beaux tableaux, de beaux films, de beaux objets parce qu’il n’était pas beau, c’était une manière de s’excuser. Ivich ne l’excusait pas : ce matin, comme les autres, elle regarderait les tableaux de son air maniaque et farouche ; Mathieu se tiendrait à ses côtés, laid, importun, oublié »[6]. Sartre pose dans un premier temps la beauté en face de la laideur, comme si les deux se trouvaient être incompatibles, au mieux complémentaires, dans une sorte de stratégie compensatoire ; mais la peinture ne permettra-t-elle pas de totaliser les deux ?


[1] Cité par A. Buisine, op.cit. p. 53. Le fameux épisode des cheveux coupés fait l’objet d’un récit plus complet dans Les Mots, le situant cette fois à l’âge de sept ans : « Il y eut des cris mais pas d’embrassements et ma mère s’enferma dans sa chambre pour pleurer : on avait troqué sa fillette contre un garçonnet. Il y avait pis : tant qu’elles voltigeaient autour de mes oreilles, mes belles anglaises lui avaient permis de refuser l’évidence de ma laideur. Déjà, pourtant, mon œil entrait dans son crépuscule. Il fallut qu’elle s’avouât la vérité. Mon grand-père semblait lui-même tout interdit ; on lui avait confié sa petite merveille, il avait rendu un crapaud : c’était saper à la base ses futurs émerveillements ». Sartre situe à ce moment-là la confirmation chez lui du désir de jouer la comédie et de tromper son monde : « Les amis de ma famille me jetaient des regards soucieux que je surprenais souvent. Mon public devenait de jour en jour plus difficile ; il fallut me dépenser ; j’appuyai mes effets et j’en vins à jouer faux. Je connus les affres d’une actrice vieillissante : j’appris que d’autres pouvaient plaire », p. 56-57. Cf également l’article « Laideur », DS p. 274.

[2] Sartre, p. 22. Dans ce même entretien (p. 21) il martèle : « Ça fait partie certainement du sort, ma laideur. Parce que : pourquoi m’avait-on fait laid ? C’est là qu’on voit la contingence et la violence en même temps. C’est comme ça. Mais ça n’a jamais été un thème dominant. Je veux dire que je ne me suis jamais désolé de ma laideur ». Cette thématique de la laideur et de la beauté chez Sartre mériterait une analyse plus poussée et un travail qui lui serait exclusivement consacré, ce que nous ne saurions faire ici. Nous retiendrons seulement ses incidences sur l’image picturale.

[3] Cf Ill. 55 bis, 47, 87 et 88 bis : « C’est le portrait historique de Sartre » dira S. de Beauvoir du portrait réalisé par Ruth Franken. Au lycée déjà « Sartre, une couronne de lauriers sur la tête, adorait, dit-on, se faire photographier » note Annie Cohen-Solal, Sartre 1905-1980, p. 102. Cf également Son Autoportrait à 70 ans, entretien radiophonique enregistré par Michel Contat en 1975 en vue d’un article dans le Nouvel Observateur, dont le titre est volontairement choisi en référence à Rembrandt et à sa fameuse série d’autoportraits (dont l’« Autoportrait à l’âge de 63 ans », de 1669). Cf Ill. 46.

[4] CDG p. 526.

[5] A. Buisine précise : « tenant beaucoup à ne sortir qu’avec de jolies femmes (« parce qu’un homme laid et une femme laide, le résultat est vraiment un peu trop … un peu trop remarqué. Alors je voulais une espèce d’équilibre, moi représentant la laideur, et la femme représentant sinon la beauté, du moins le charme et la joliesse ») et manifestant toujours dans ses relations une nette préférence pour ceux qui sont beaux », Laideurs de Sartre, op. cit, p. 9. Cf également CDG p. 525 : « je ne sais si, un temps, je n’ai recherché la compagnie des femmes pour me décharger du poids de ma laideur ».

[6] CL p. 447.

 

 

Sophie Astier-Vezon

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