SARTROLOGIE

« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » ou pourquoi Sartre n’a pas écrit « Le néant et l’être »

 

Caractère surprenant, inhabituel, presque enfantin du pourquoi : on met fin à la pseudo évidence des choses et du monde pour la questionner comme si rien n’allait de soi, on s’étonne de tout ce qui est, de ce qu’est le tout. Mais on pourrait retourner cet étonnement sur lui-même et s’étonner de cet étonnement : comment se fait-il que des êtres vivants  en soient venus à se poser cette question à laquelle il semble impossible de répondre ? Seul un être conscient de sa fragilité et de sa finitude, donc un animal métaphysique, peut se poser une telle question : c’est parce qu’il est inquiet pour sa vie qu’il va s’inquiéter de la vie ; il comprend assez vite que lui-même pourrait être mort, ne plus être, donc qu’il aurait pu ne pas avoir été du tout donc que tout l’être aurait pu ne pas être (voyez comme le caractère penché de l’italique nous fait vaciller, presque chavirer) ; ce qui l’inquiète alors ce n’est pas tant ce qui arrive (comme ses confrères les animaux) mais plus largement le fait que quelque chose soit, car le non-être eût été/est toujours possible. Les deux préoccupations essentielles de l’homme, càd savoir ce que sont les choses et pourquoi surviennent les événements se confondent alors en une seule interrogation : pourquoi les choses sont-elles advenues ? Pour être pleinement rassuré, l’animal métaphysique souhaiterait vivre dans un monde de choses fixes (que ce soit là-bas comme ici, ou demain comme hier, un grand merci à la science de nous procurer ce réconfort même temporaire !), il faudrait ne plus rencontrer de pourquoi derrière les pourquoi, être sans pourquoi, trouver des êtres qui n’aient pas besoin d’être questionnés dans leur être (en cela la physique quantique est le meilleur antidépresseur qui soit car elle permet enfin de stopper l’hémorragie de la régression des causes à l’infini en nous expliquant qu’il y a des particules élémentaires qui répondent à des lois et rien d’autre derrière … ouf, même s’il y a toujours un risque d’indétermination ou d’asymétrie, cela nous rassure un petit peu , nouvelle version de STABAT MATER = la matière elle au moins se tient debout et tourne rond …). Bref, y a-t-il quelque chose ou quelqu’un qui puisse nous dire pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien ?

  • Demander « pourquoi P » suppose que P est vrai : tout pourquoi présuppose un quoi ; ici la présupposition est minimale (quelque chose existe, ne serait-ce qu’un grain de poussière) c’est ce qui donne son aspect radical à la question ; c’est précisément parce que la présupposition est faible que la question semble radicale ; même si on doute de tout, on peut difficilement douter que quelque chose existe (ne serait-ce que celui qui doute/ cf Descartes IIdeMM & 4) ; mais cette question du coup aboutit à une autre presque aussi radicale : qu’est-ce qui existe de façon absolument certaine ? premier prémisse = il y a quelque chose et si l’on savait exactement ce qu’il y a la question ne se poserait plus.
  • Le « plutôt que rien » semble présupposer aussi que le rien serait plus simple que le quelque chose (« le rien est plus simple et plus facile que quelque chose » Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison) ; ainsi, il aurait pu et du ne rien y avoir : le rien apparaît comme la règle générale dont le monde serait l’exception (on retrouvera la même asymétrie entre la vie et la mort, l’absence de vie étant la règle générale dont la vie est l’exception) ; le quelque chose aurait donc plus besoin d’explications que le rien ; cette thèse, cette présomption en faveur du rien ne vaut que si l’on admet un présupposé créationniste : le rien étant avant  le quelque chose, quelque chose est venu s’ajouter au rien ; c’est une question qui ne se posait pas aux Anciens qui n’ont jamais conçu l’hypothèse d’un néant absolu comme état naturel possible ou présent. Il y a donc une relation asymétrique entre la cause et l’effet, l’antécédent et le suivant. Deuxième prémisse = ou il y a quelque chose ou il n’y a rien mais pas d’intermédiaire possible.
  • On peut d’ores et déjà dire qu’il y a 3 réponses impossibles à la question « pourquoi y a-t-il P plutôt que rien ? » : 1) « parce que non P » (parce que le monde n’existe pas ; pourquoi pleut-il ? parce qu’il ne pleut pas !) or selon le principe anthropique on ne peut pas nier que le monde existe sans quoi on ne serait pas là pour se poser la question ; 2) « parce que P » (parce que le monde existe, parce qu’il pleut ! parce que !) ; 3) « parce que x ou y existe », parce que l’homme existe ou parce que le sol est mouillé » (pétition de principe qui présuppose P alors que l’homme ou le sol mouillé peuvent découler d’autre chose : j’ai renversé mon café…).
  • Donc cette question exige une réponse du type : « parce que Q, si Q#P et ne présuppose pas P mais doit pouvoir l’impliquer ». Il y nécessité d’une altérisation càd que la cause Q doit être différente de P car si on présuppose l’existence du P dans le Q (pardon mais cette idée était déjà chez Antonin Artaud, l’inventeur du corps sans organes, qui concevait la naissance de l’univers comme un pet originel…), on ne fait que reculer d’un cran dans la série des causes. Il faut deux événements P et Q distincts tels qu’on puisse dire « le  P existe parce qu’il y a le Q » : on interroge l’événement P dans sa venue à l’être donc il faut événementialiser l’existence de P comme ici dans la Genèse : il suffit à Dieu (= Q) de dire, grâce au pouvoir du Verbe : « que la lumière soit » ou « que le P soit » pour que la lumière ou le P fut. Plus champêtrement, pourquoi y a-t-il des fleurs ? Parce que le développement de la vie sur terre a produit la reproduction sexuée donc les fleurs qui protègent les organes reproducteurs des plantes.
  • Mais dans le cas de l’origine du monde, c’est un peu comme si il nous fallait escalader une paroi lisse et verticale car on ne peut pas s’accrocher au monde, s’en servir pour expliquer le monde, il faut chercher hors du monde la raison du monde, hos de la matière la raison de la matière ! ; et finalement il ne faut pas se servir de quoi que ce soit, même étranger au monde puisque quelque chose qui serait ne serait pas rien ; quelque chose ce n’est pas rien, cela ne peut pas ne pas exister et c’est du rien que doit surgir le tout, sans quoi il en fait déjà partie ; donc nous n’avons aucune prise sur ce rien qui est censé être antérieur au monde. Le Rien ne peut pas être une cause, mais une cause étant quelque chose, elle fait déjà partie du monde de l’être donc de ce qu’il faut interroger et justifier. Soit nous sommes renvoyés à la régression des causes à l’infini, de cause en cause, d’atome de matière en atome de matière (vertige de l’infini d’une matière qui s’explique elle même mais n’explique rien vraiment ). Soit il nous faut accepter la création ex nihilo, à partir de rien (vertige du vide que rien n’explique) : choisis ton camp camarade (tranxène ou tranxène ??)…
  • Donc il n’y a que trois réponses possibles :
  • réponse théiste (ascension par la face nord)= parce que Dieu l’a voulu (Dieu est le seul être qui puisse être tout en étant hors du monde, donc à la fois être une cause du monde sans lui appartenir, Dieu existe par soi, il est auto-suffisant ; on obtient une bipartition de l’être avec d’un côté un monde contingent et de l’autre un être nécessaire ; Dieu ne répond au pourquoi que si lui-même ne peut pas être interrogé par le pourquoi, on prête à Dieu tout ce qui manque à ce qui doit être expliqué càd nécessité, infinité, éternité ; il répond à la question causale au prix d’un double franchissement de ligne jaune : on explique bien l’existence du monde par l’existence de quelque chose de particulier et qui plus est qui ne s’explicite pas lui-même). Le théiste considère qu’ il y a Quelqu’un d’absolument fixe qui est cause du fait qu’il y a quelqu’un comme moi qui se pose cette question et aurait pu ne pas être ou ne pas se la poser…  Dieu merci !
  • Ou réponse nécessitariste (ascension par la face sud)= c’est une réponse qui consiste en fait à différer la réponse : « commence par … » te demander si le néant est possible ; or, à bien y réfléchir, le néant ne peut exister, par définition : « nihil ex nihilo », voie indirecte  qui consiste à montrer qu’il est impossible que rien n’existe donc la nature ou le monde (sans distinction)  sont nécessaires ; penser l’avènement de l’être à partir du néant, c’est penser un effet sans cause, ou une cause qui ne serait rien de ce qu’est l’effet. On peut considérer qu’il y avait une forme d’être différente de l’être actuel ; comme un proto-univers qui a rendu l’univers possible. On situe donc la genèse à l’intérieur de l’être, comme passage d’une forme d’être à une autre. Soit parce que le monde de  la matière existait toujours déjà mais a donné naissance à un autre monde plus complexe grâce à la mise en mouvement des atomes de matière jusqu’alors figés (atomisme). Soit parce que le monde des Idées (monde intelligible) existait déjà et a engendré le monde sensible sous l’action d’un Démiurge. Déjà chez les Anciens on considère que l’être a toujours été tel qu’il est, il n’y a pas de place pour le no man’s land du néant, l’on considère comme Parménide que l’être ne peut venir du non-être, une chose ne pouvant pas logiquement engendrer son contraire ; à la question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » on répondrait alors « parce que le néant n’existe pas et que même s’il existait l’être ne saurait advenir du néant ». : « Le tout a toujours été tel qu’il est maintenant et il sera toujours tel » Epicure (Lettre à Hérodote, 38-39) ; idem chez Aristote : « Rien ne vient du non-être, tout vient de l’être » (Métaphysique K). Mais alors on dit que le monde existe par soi donc c’est le monde qui se présuppose lui-même. Le nécessitariste considère donc qu’il y a quelque chose d’absolument nécessaire qui n’aurait pas pu ne pas être et qui est cause de ce qui aurait pu ne pas être, il ne bipartitionne pas l’être mais introduit la contradiction au sein même de l’être : il faut un être nécessaire au sein de l’être car il n’y a rien en dehors ; tandis que le théiste introduit deux types d’êtres différents pour éviter la contradiction : il donne une explication extérieure au monde qui est la dernière des explications. Soit on a la satisfaction d’avoir trouvé une cause première mais celle-ci arrête tout questionnement et ne permet pas de pousser le pourquoi jusqu’au bout ; soit on n’a pas recours à autre chose que ce qui est, on va puiser dans la matière du monde le sens du monde, mais sans pouvoir trouver de cause véritable : sauver la causalité en payant le prix du surnaturel (on se demande alors comment le surnaturel peut agir sur du naturel) ou sauver la raison en payant le prix de l’inexplicable (on se demande comment le monde peut expliquer le monde). La cause du monde doit en fait répondre à deux exigences contradictoires : être autre / être le même pour pouvoir agir en tant que cause ; eh oui pour être une cause il faut à la fois faire partie d’une même réalité et être extérieur à l’effet produit. Aie aie aie …
  • Enfin il y aurait la réponse disqualificatoire (on reste en bas et on contourne la montagne) : la question ne se pose pas car aucune réponse n’étant possible c’est un non-sens logique (Wittgenstein, Russell) ; tout facteur introduit pour expliquer le pourquoi fera lui-même partie de quelque chose. Il n’y a pas de sens logique à chercher l’existence d’une chose : une chose ne s’explique pas (au sens final du pourquoi) mais se définit ( au sens ontologique) : on dit ce qu’elle est mais pas pourquoi elle est ou plutôt on ne peut dire pourquoi elle est qu’en disant ce qu’elle est càd qu’on réduit le pourquoi des causes finales au pourquoi des causes immédiates. Cela rejoint le vers du poète Angelus Silesius repris par Heidegger dans « Le principe de raison »: « la rose est sans pourquoi ». Distinction entre sens causal (pourquoi des causes antécédentes)/ sens final (pourquoi des finalités visée). Mais finalement ce qui disqualifie la question métaphysique disqualifie aussi les moyens rationnels d’y répondre : il faut faire un saut périlleux dans le surnaturel pour expliquer le naturel si l’on veut l’expliquer ; les logiciens et les théologiens partent du même constat : on ne peut expliquer logiquement le pourquoi du monde ; certains en déduisent qu’il faut renoncer à lui donner un sens final ; d’autres en tirent la conclusion qu’il faut cesser de raisonner pour basculer dans la croyance. « Credo quia absurdus » = « je crois parce que c’est absurde » (St Augustin / Tertullien).

Mais on peut aussi envisager la réponse renversante qui inverse la relation de l’être du néant (ya plus de montagne):

  • On part de la critique du néant telle qu’elle est établie par Bergson : le néant est le résultat d’un usage radical de la négation, car d’habitude la négation ne porte que sur telle ou telle chose, c’est l’hypostase d’une absence, de même que quand je dis « ceci n’est pas » cela suppose que « quelque chose d’autre est à côté ou à sa place », de même quand j’attends quelqu’un dans un café depuis des heures :(  le café est comme hanté par son absence, l’absence de l’ami que je croyais trouver dans le café c’est l’être de ce même café affecté de ne pas y voir mon ami, de même l’absence de monde ne serait pas un pur néant mais une  réalité autre qui viendrait se greffer par-dessus le marché du monde, l’absence de monde se fait à partir du monde donc n’est pas absence du monde  : la négation se fait donc toujours sur fond d’un être persistant modifié par l’absence de ce qui est nié ; surprise !  Il y a plus dans l’idée de néant que dans l’idée d’existant ! Car le néant c’est l’existant + l’exclusion de cet objet du monde : « [même si ] l’existence m’apparaît comme une conquête sur le néant [et que] je ne puis me défaire de l’idée que le plein est une broderie sur le canevas du vide (…) il y a plus, et non pas moins, dans l’idée de l’objet conçu comme n’existant pas que dans l’idée de ce même objet comme existant, car l’idée de l’objet n’existant pas est nécessairement l’idée de l’objet existant, avec, en plus, la représentation d’une exclusion de cet objet par la réalité actuelle prise en bloc » (EC p 46).
  • On peut alors remettre en cause le   présupposé de la métaphysique, càd l’antériorité du néant sur l’être puisque le néant suppose l’être. Pour Sartre également, la question métaphysique, qui consiste à se demander pourquoi il y a de l’être, est absurde, c’est une sorte de pétition de principe, qui présuppose ce qu’elle est  censée poser : « tous les pourquoi sont postérieurs à l’être et le supposent », car non seulement la  métaphysique présuppose un être qui interroge  l’être (le pour soi interrogeant l’en soi ou le noumène inaccessibles, il faut bien que je sois là pour le  faire)   mais aussi, du même coup, la priorité du néant sur l’être, « alors que nous avons démontré la priorité  de  l’être sur le néant » (EN, p 683) Car en métaphysique il n’y a d’abord rien, puis seulement quelque chose, la  question ultime étant : pourquoi y a-t-il qqchose plutot que rien ? alors qu’en phénoménologie le néant va surgir d’une fissure, d’une implosion, d’une décompression de l’être. Ainsi la métaphysique, qui se réduit à forger des hypothèses sur l’origine des choses, est un peu à l’ontologie ce que l’histoire (recherche des causes, explication d’un événement) est à  la sociologie (description des faits, des structures d’un être) : la métaphysique tente d’expliquer les causes (qui  nous dépassent) de l’univers (en amont); l’ontologie tente de décrire l’être même de l’univers (en face).            Analogie : métaphysique/histoire = ontologie/ sociologie. Le pour soi a le droit de se retourner et de se        questionner sur ses origines, mais ni la métaphysique (on remonte à des causes premières elles-mêmes            injustifiables ou indémontrables) ni l’ontologie (qui décrit slt ce qu’elle voit) ne lui répondront. Dans ces          conditions, il y a toujours eu de l’être et c’est le néant qui résulte de l’être, non l’être qui résulte du  néant. Il n’y a pas de création ex  nihilo, à partir de rien, la création est un acte producteur  qui se  situe toujours déjà à l’intérieur de l’être, et qui consiste à faire jaillir le  néant  de ce qui n’existe pas encore, du devenir autre de l’être, et non l’être du néant. C’est le néant qui brode sur l’être ou le perfore, donc  il le présuppose. L’être précède le néant.
  • D’où le titre de l’essai de Sartre : il n’a pas écrit « le néant et puis  l’être » mais bien « l’Etre et puis le néant »…! CQFD

 

 

SARTRE AND THE ARTIST, de G.H. BAUER, traduction parue en 2008

 

Seuls trois essais ont été véritablement consacrés à l’esthétique sartrienne pour ce qui touche au domaine des arts : en remontant le temps, nous trouvons en effet l’ouvrage de Heiner WITTMANN, L’Esthétique de Sartre, Artistes et Intellectuels, paru en français en 2001 ; celui de Michel SICARD, intitulé Essais sur Sartre, paru en 1989 ; et celui de G.H. BAUER, paru aux Etats-Unis en 1969, intitulé Sartre and the Artist . Ce dernier livre n’ayant jamais fait l’objet d’aucune parution en français, il m’a semblé indispensable, afin de parachever la « trilogie », d’en suggérer une traduction. Ma proposition de travail ayant été acceptée par les Editions L’Harmattan en 2007, j’ai décidé de consacrer une année de mes études doctorales à traduire le texte américain en français. Malheureusement, à l’issue de cette année de travail, les frais de rachat des droits d’auteurs étant trop élevés, les Editions L’Harmattan ont finalement renoncé à l’éditer. J’ai donc du négocier avec les University of Chicago Press le droit de publier une édition numérique de ma traduction, tout en ayant l’interdiction formelle d’en vendre une édition papier. C’est pourquoi j’ai finalement choisi de la faire paraître sur la librairie numérique numilog.com, dont vous trouverez ci-joint le lien :

http://www.numilog.com/LIVRES/FICHES/56999.Livre

 

 

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