Du visqueux en peinture

Du visqueux en peinture visitation1

Visitation faite à Marie ou bien match de catch féminin dans la boue ?

Avec la théorie des arts non-signifiants, il semble bien que l’horizon de l’absence se soit invité au cœur de la qualité, et donc que l’ « horizontalisation » de l’être refusée par Sartre dans son essai d’ontologie phénoménologique se trouve reconquise grâce à la peinture. Il serait intéressant à cet égard de constater à quel point le texte de 1943 prépare malgré tout la naissance de la future esthétique picturale, ne serait-ce que dans le vocabulaire employé : Sartre évoque tout de même la possibilité et la nécessité de « tenter une psychanalyse des choses », par exemple de « déchiffrer le secret de la neige, qui est un sens ontologique » ; il refuse même l’antériorité et la projection de notre connaissance de la bassesse humaine sur « la saisie du visqueux comme signifiant », ce qui revient à objectiver un peu plus l’être qui nous fait face ; enfin, Sartre parle, toujours à propos du visqueux, d’« expérience pré-ontologique de l’en-soi et du pour-soi », se présentant sous la forme d’une « découverte intuitive »[1]. Les textes sur la peinture confirmeront et accentueront ce qui s’esquissait alors : on songera bien-sûr au rouge laineux de Matisse décrit à la fin de L’Imaginaire comme « l’amalgame voluptueux » constitué par « la couleur, la densité et les qualités tactiles de la laine »[2]. Plus encore ils permettront de dépasser définitivement le dualisme entre l’être et le non-être et de penser en même temps la présence et l’absence, comme une modalité picturale de présence de l’absence ou d’absence de la présence.

Par exemple les peintures du Tintoret obligent notre conscience à reconnaître la part d’inertie qui nous constitue et nous enracine dans l’être de la matière : c’est pourquoi elles produisent une désagréable sensation se rapprochant plutôt, dans l’imaginaire sensualiste de Sartre, du visqueux ou du poisseux. Elles donnent l’illusion maniériste d’une matière cristalline et domptable, tandis que le mouvement de la conscience, comme ralenti dans sa course, s’y laisse prendre.

Souvenons-nous que Sartre convoque précisément la catégorie du visqueux, dans L’Etre et le néant, pour éviter de confondre la perception de la qualité d’une chose avec une simple projection subjective : ce n’est pas le psychique qui informe le physique, car « le visqueux paraît comme déjà l’ébauche d’une fusion du monde avec moi » où la qualité répond « avec toute sa matière »[1]. De même, les peintures du Tintoret offrent un savant mélange de ténèbres et de clartés où tout semble pouvoir flotter, mais qui, « fluide aberrant », ne tarde pas à devenir « louche », nous embourbant dans sa fausse liquidité, « triomphe naissant du solide sur le liquide », qui ne nous lâche plus[2]. Loin de favoriser quelque « appropriation sportive », les escaliers et autres marches forcées du Tintoret symbolisent la difficulté de vaincre la résistance, cette autre face du réel : je comprends qu’« avant de descendre la pente neigeuse, il a fallu que je la gravisse »[3]. Mais nulle victoire ne nous attend au bout de la pénible ascension, car les toiles du Tintoret nous contraignent à la recommencer sans cesse, Sisyphe(s) de la peinture, et nous privent du plaisir de la descente : nous demeurons comme enraciné dans l’être de la toile, « concrétion vivante de la terre » promise du tableau[4]. Je ne puis donc jamais totalement assimiler ni m’approprier la montagne picturale que je viens de gravir en devenant LE point de vue privilégié sur une peinture dont le panorama n’existerait que par moi ; je dois me laisser déborder par un sens « à la fois opaque et indéchiffrable car (…) riche de son indicible matérialité ». Quelle autre leçon retirer de ces peintures qui ont toutes pour dénominateur commun de « figurer au loin l’univers impossible de la station debout », symbole du pour-soi, pour mieux nous faire sentir ici-bas le poids de nos existences laborieuses[5]?


[1] Ibid. p. 652-653.

[2] Ibid. p. 653.

[3] Ibid. p. 646.

[4] Ibid. p. 644. Cf notamment Ill. 23.

[5] Ibid. p. 653  et SGD SIT IX, p. 219.


[1] EN respectivement p. 646, p. 647, p. 652 et p. 657.

[2] IMGR p. 365 ; le tableau évoqué pourrait être « La Desserte : harmonie en rouge » (1908) ou « Odalisque à la culotte grise » (1927)  mais on retrouve cet élément associé à un mur vert dans d’autres peintures de Matisse. Cf Ill. 84. On remarquera, avec Michel Sicard, à quel point la notion de tissage intervenant dans ce « rouge laineux » convient bien à cette nouvelle approche matiériste, entremêlant l’être et le non-être. « Il est étonnant que cette particularité de la vision chromatique vienne à propos d’un tissage. Sartre n’analyse pas cela plus avant, insistant par ce caractère « laineux » de la couleur plutôt sur la matière », « Sartre et l’esthétique », p. 3 [en ligne http://www.michel-sicard.fr/textes.html ].

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