« L’imagination travaille à son sommet comme une flamme » Bachelard

Giaco dans le feu, par Gilbert Pinna

L’imagination peut être définie comme la faculté de se représenter un objet absent ou inexistant : cette définition témoigne à elle seule de toute l’ambivalence d’une telle faculté qui semble relever tout à la fois du sensible et de l’intelligible, du visible et de l’invisible : le fait de présenter (rendre effectivement ou mentalement présent, mettre quelque chose à portée de main ou sous les yeux de qqun) un objet (ce qui est jeté devant soi) semble attester la présence d’une donnée objective en face du sujet pensant, donc l’inscription de l’image et de l’objet imaginaire dans le monde physique ou sensible : il y a bien quelque chose à voir dans l’image, comme un contenu positif et concret qui se verrait donné en elle ; en revanche d’autres éléments de la définition semblent faire pencher l’imagination vers l’irréel : d’abord il s’agit de se représenter cette chose, comme si il se produisait un effet de miroir réfléchissant : on crée une image par-dessus le marché des choses, et même si elle semble parfois flotter à leur surface, il s’agirait plutôt d’une production subjective que l’on garde par devers soi, dans l’intimité de la conscience, une émanation du pour-soi ; ensuite il s’agit de se re-présenter l’objet en question donc de le présenter une nouvelle fois et autrement, de manière qualitativement différente : il s’opère donc un dédoublement entre l’original et la copie, entre l’objet présenté ici et maintenant et l’objet représenté ou apprésenté comme n’étant pas là car existant mais absent ou carrément non-existant ; tout ceci témoigne plutôt d’une « absentification » de l’imaginaire vis-à-vis du monde réel, et cela ne vaut pas seulement pour les images mentales mais aussi dans le cas des images dites matérielles qui nous permettent de viser des choses absentes (photo, peinture etc). La question (redoutable) de l’articulation entre la concrétude de la matière et l’abstraction de l’esprit se pose donc déjà quand il s’agit de définir la nature de l’imagination, et même plus que partout ailleurs, tant et si bien qu’elle pourrait constituer la 4ème question métaphysique, faisant suite aux 3 autres questions kantiennes (l’âme est-elle matérielle ou immatérielle, le monde est-il fini ou infini, Dieu existe-t-il ou non) et pouvant se formuler ainsi : l’imagination est-elle réelle ou irréelle, en quel sens peut-on dire qu’elle contredit le réel, est-ce une fuite ou un simple dépassement du réel ? Imaginer est-ce seulement nier la réalité ? L’image est une plante cosmique qui a besoin de la terre et du ciel, car elle est habitée par un mouvement paradoxal, l’un qui la tire vers le bas, vers la matière présente (je vois bien ce que je visualise mentalement), l’autre qui la retire du monde et l’élève vers une forme absente (cette image n’est nulle part et ne saurait donc être vue d’un autre que moi : elle fait partie du non-partageable). C’est pourquoi l’image de la flamme semble particulièrement bien choisie par Bachelard pour décrire le pouvoir de l’imagination : on ne sait pas vraiment où elle commence ni où elle se termine, tout à la fois matrielle et immatérielle, présente et évanescente : « L’imagination travaille à son sommet comme une flamme ». Lorsque j’imagine une licorne, la maison où j’habite ou le visage de la personne aimée : où se trouvent ces images ? On constate ici que le problème qui se pose n’est rien moins que celui de la matérialisation du contenu de la pensée : le problème de la nature de la conscience se cristallise en elle ; quand je prends le train, demandait Wittgenstein, mes idées (images) prennent-elles le train avec moi ? Ce qui est une manière ironique de soulever le paradoxe de toute conscience : si elles sont quelque part, en un lieu, je devrais pouvoir les observer comme n’importe quel organe ou n’importe quelle portion de matière, en faisant intervenir le témoignage objectif d’autrui, et même les transporter d’un lieu à un autre ; si elles ne sont nulle part, comment se fait-il que je puisse ainsi leur donner un contenu descriptible, une existence, et même une vie, lorsque ces images s’animent pour devenir un film que je me passe et repasse « sur l’écran noir de mes nuits blanches » ?

 

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