Courage, fuyons !
Il y a deux postures envisageables face à la contingence de notre existence : accepter que nos actes-motifs-vécus de conscience ne soient pas justifiés ni fondés : l’acceptation du non-sens ; ou bien retourner à un semblant de justification immanente.
La mauvaise foi sartrienne consiste justement à faire comme si l’être était déjà déterminé à devenir tel ou tel, à choisir telle ou telle option ; elle consiste à nier que mon essence est historiquement constituée, à fuir sa propre transcendance en s’affirmant sur le mode de l’en-soi. C’est une sorte de dévalement ou de divertissement du Dasein qui « court à ses propres trousses » ou fuit devant lui-même, pour se réfugier dans le « on » ou dans le monde, comme dira Heidegger (ET & 40).
Ce mensonge à soi-même revient à se saisir du dehors comme autrui ou comme une chose, en tout cas à se référer à un moi imaginaire dont la liberté serait déterminée par celle d’autrui. La mauvaise foi rétablit la foi dans l’en soi, dans ce qui se contente d’être ce qu’il est, c’est une angoisse fuite vers des croyances rassurantes. Je me réfère alors à un moi déterminé du dehors, je joue un personnage pour me convaincre moi-même que je suis bien ce que je suis.
Mais il ne s’agit pas pour autant d’un dédoublement de la conscience ou d’une totale inconscience puisque celui qui ment est le même que celui à qui je mens ; il n’y a pas de dualité trompeur / trompé : la conscience et la fuite de l’angoisse sont données dans un même mouvement ; je fuis pour ignorer mais je ne peux ignorer que je fuis, car pour la fuir il faut l’avoir reconnue comme telle. Pour se détourner de, il faut d’abord être allé vers.
C’est ce qui distingue la mauvaise foi de l’inconscient freudien. Sartre, comme Alain, s’oppose à l’hypothèse de l’inconscient ; il ne comprend pas qu’il puisse y avoir de l’intentionnel et du significatif qui ne soit pas conscient : il lui reproche à la fois d’être contradictoire (pour censurer qqchose il faut connaître cette chose donc être conscient de la censurer, la censure opère une scission à l’intérieur du psychisme humain, la conscience qui censure enveloppe une conscience du but à atteindre) et immoral (tout déterminisme est présenté comme la fausse excuse du lâche qui se refuse à assumer sa liberté totale, je déplace ma responsabilité sur les tendances inconscientes qui me gouvernent, « je t’ai fait du mal ? excuse moi, c’est mon inconscient ! »).
C’est pourquoi il faudrait substituer la mauvaise foi à la censure : c’est un écran posé par la conscience elle-même devant des désirs que l’on se refuse à soi-même, quand la situation est trop difficile à supporter. On se donne des raison de croire quelquechose pour éviter d’avoir à se choisir ou à reconnaître une réalité. La mauvaise foi n’est donc nullement une instance séparée de la conscience : l’unité est préservée. Le fait psychique est toujours coextensif à la conscience. A cet égard la mauvaise foi est une conduite plus subtile que la négation, que le Non, car c’est un déni, càd une négation tournée vers soi-même, une façon d’être sans être vraiment, de la même manière que l’ironie est une manière de dire sans dire vraiment : « dans l’ironie, l’homme anéantit , dans l’unité d’un même acte, ce qu’il pose, il donne à croire pour n’être pas cru, il affirme pour nier et nie pour affirmer » (p 83). Le menteur d’habitude est conscient et détaché de son mensonge, affirmant et exploitant la dualité entre ma conscience et celle d’autrui, il ne remet donc pas en cause le rapport à soi, puisqu’il sait qu’il ment (sinon il ne rougirait pas) ; l’opacité n’est pas interne mais externe, dans le rapport à autrui. L’homme de mauvaise foi, quant à lui, se cache à lui-même une vérité désagréable ou bien fait passer une erreur pour une vérité plaisante, il n’y a pas de dualité trompeur / trompé, c’est une auto-affection de la conscience (à la fois au sens d’infection et au sens d’affect) où je sais simultanément telle vérité pour me la cacher à moi-même, cela implique la reconnaissance d’une situation pour mieux la nier, il y a donc une certaine translucidité de la conscience : « je dois savoir en tant que trompeur la vérité qui m’est masquée en tant que je suis trompé » (p 84)
Ex : le premier rendez-vous (EN p 91) : comportement ambigu d’une jeune femme à son 1er RV amoureux ; son fiancé lui prend la main, elle lui abandonne et feint de ne rien remarquer, se met à parler de choses sérieuses ( » j’ai relu hier soir la critique de la raison pure et il me semble bien que … »), elle se fait tout esprit, comme si ce désir ne s’adressait pas à elle ; cela révèle une situation conflictuelle, à la fois elle veut et ne veut pas ce désir ; Sartre dira qu’elle ne veut pas assumer la décision de se laisser séduire, elle idéalise ce désir pour oublier son arrière fond sexuel. La mauvaise foi est donc un mensonge sans menteur : la jeune femme abandonne sa main comme si cela ne signifiait rien, pour ne pas avoir à décider de la nature de sa relation : « la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante, ni résistante – une chose ». (p 92).
Freud dirait que la jeune femme ignore l’aspect charnel de la relation parce que son désir sexuel se heurte à son surmoi, à la vérité de la conscience morale qu’elle a intériorisée par son éducation, si bien qu’elle le rejette dans son incst. Leur point commun est de dire que l’homme est bien souvent incapable de se connaître, trop illusionné sur lui-même ; qu’il n’y a pas de données premières, innées, de caractères héréditaires dans ce qui constitue la personne ; la liberté est pour tous les deux ce d’où surgit la personne humaine ; mais en même temps l’une comme l’autre considèrent qu’on ne peut pas isoler l’homme du monde, du milieu où il vit, où il est en situation.
Mais la psychanalyse empirique de Freud cherche à déterminer le complexe qui est à l’origine d’une névrose ou d’une souffrance psychique, alors que la psychanalyse existentielle cherchera à déterminer le choix originel à partir duquel la personne s’est faite : cela revient à distinguer conscience et connaissance ; ce projet de soi peut être vécu et conscient sans pour autant être clairement connu par le sujet lui-même. Cette méthode, qui n’a pas encore trouvé son Freud selon Sartre, serait « destinée à mettre en lumière, sous une forme rigoureusement objective, le choix subjectif par lequel chaque personne se fait personne, càd se fait annoncer à elle-même ce qu’elle est » (EN p 634) Cf Baudelaire, Mallarmé, Flaubert…
L’exemple du garçon de café donné plus loin (p 95) illustre lui aussi le contraire de la sincérité : « il faut que l’homme ne soit pour lui-même que ce qu’il est », avec le risque de redevenir un en-soi, donc « ce qu’il est » ici est à comprendre au sens d’un être qui a à être son être, sans pour autant redevenir un être en soi absent à lui-même (« Monsieur est sorti » ou « je suis méchant, je suis comme ça et puis c’est tout ! », « tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change » Mallarmé ), un être qui décide d’être garçon de café, de se lever tôt, d’aller travailler etc,… Il joue à être garçon de café précisément parce qu’il ne l’est pas, sans quoi il le serait comme ce sac de ciment posé là ; c’est sur la possibilité du n’être pas garçon de café que repose la mauvaise foi du garçon de café. Mais il aura beau jouer ce rôle toute sa vie, il ne le sera pas.
L’exemple de la tristesse enfin (p 97) permet de décontextualiser la mauvaise foi, de la désocialiser, puisque cette fois il s’agit d’exister pour soi-même, même si l’on se fait aussi triste sous le regard des autres ; il n’y a pas d’être triste sans conscience intentionnelle (d)’être triste ; la tristesse ne m’affecte pas du dehors comme quelque chose ne dépendant pas de moi, il n’y a pas d’inertie dans la conscience, puisqu’elle est mouvement vers. C’est donc que je me fais tristesse : « elle est le sens de ce regard terne que je jette sur le monde, de ces épaules voûtées, de cette tête que je baisse, de cette mollesse de tout mon corps ».
Cela rejoint l’idée selon laquelle l’émotion est déjà une manière d’être au monde, de donner une certaine posture à son corps et une certaine signification à telle situation ; cela rejoint aussi, étonnamment, les remarques d’Alain dans son « Propos sur le bonheur » : partant de la complaisance à soi, il conseille d’adopter certaines postures physiques comme bailler, deserrer les poings, chercher l’épingle qui fait pleurer le nourisson etc… La maitrise de soi réside dans la maitrise du corps, à partir du moment où l’on goûte soi-même à ses propres émotions et où le pour-soi est cause de soi : « si vous ouvrez la main, vous laissez échapper toutes les pensées irritantes que vous teniez dans votre poing fermé » (p49).
En ce sens, si la mauvaise foi est constitutive de notre être (dénégation du néant) au moins autant que l’angoisse (conscience du néant), il est impossible d’être absolument sincère puisque le propre de la conscience est de ne pas être ce qu’elle est, donc la sincérité est une exigence impossible à remplir, un idéal régulateur impossible à atteindre : cette impossibilité « est l’étoffe même de la conscience, elle est la gêne constante que nous éprouvons, elle est notre incapacité même à nous reconnaître, à nous constituer comme étant ce que nous sommes ».(EN p 99). Tout du moins, la sincérité demeure un projet concevable : est-ce à dire que la condition humaine n’est que le projet d’elle-même? (à la fois au sens réducteur, jamais en phase avec elle-même, et restrictif, toujours en devenir ?).